Livre III - Chapitre 21 (5)

3 1 0
                                    

Le lendemain, dès l'aube, l'armée se prépara pour le rituel.

Les cuirs furent graissés et cirés, le bronze et le fer débarrassés de leurs impuretés et frottés jusqu'à en faire des miroirs, les cheveux coupés, les barbes rasées ou taillées. On se dénudait dans l'air froid pour se racler la peau, avec une gravité qui semblait précéder la bataille.

Enfin, il fut temps d'aligner tous les bataillons : l'infanterie lourde, les légers frondeurs, les cavaliers aux harnachements rutilants, les étrangers et les Makedonês, les vétérans à la barbe de sel, les jeunes aux cheveux de poivre. Même le train logistique, avec ses muletiers et ses chariots, suivraient dans les traces des soldats.

Quand tout fut prêt, Philippos trancha un chien en deux, ainsi que l'exigeait la coutume de Makedon. On accrocha la moitié antérieure à un poteau, l'autre, les entrailles rouges et pendantes, à un second pieu de l'autre côté de la route. Il fallut la moitié de la journée pour que l'armée traverse cette sinistre porte avant de rejoindre la plage.

Je comptais accomplir le rite avec autant de sérieux que possible. Philippos avait écarté mes inquiétudes, après la rencontre avec Ménélaos, d'un rire et d'un geste, comme si cela devait tout résoudre. Je voulais y croire, je voulais tout faire pour que cela devienne vrai... Mes camarades, pas du même avis, riaient en s'attaquant à coup de grandes gerbes à quelques mètres de moi.

— Arrêtez ça !

À genoux dans l'eau qui lui arrivait à la taille, Alexandros les jugeait d'en dessous ses boucles mordorées.

— C'est religieux, bande d'imbéciles. Ça ne marchera pas si vous ne prenez pas ça au sérieux.

Les rires se turent.

La mer était trop froide pour que la vue du corps nu d'Alexandros éveille des pensées coupables. Lui mettait du cœur au rituel, c'était évident, et recueillait l'eau dans ses mains jointes avant de la verser sur sa chevelure. Elle ruissela sur son dos jusqu'à ce que ses lèvres se violacent de froid.

Nous claquions des dents lorsque nos pieds retrouvèrent la plage. On se frottait des mains, on se frappait les cuisses et les bras, on sautillaient pour se réchauffer. Une fois sec, je ne me sentis pas plus propre : le sel empoissait ma peau, le sable s'y collait.

Des multitudes d'oiseaux tournaient dans le ciel, d'un bleu absolu ; on avait acheté du poisson aux habitants des villages du coin et l'air sentait la sardine grillée sur des feux de romarins.

L'après-midi, nous nous rassemblâmes pour assister aux jeux typiques de ce genre d'événements : le roi avait promis des prix pour les gagnants de courses d'athlétisme et de courses équestres sur la plage, pour du lancer de javelot et du pankration. Alexandros, quoi qu'excellent coureur, ne voulu participer à aucune des épreuves ; j'aurais pu, peut-être, du temps de Mieza. Assis près de lui, je ne pensais à rien d'autre qu'aux menaces de Ménélaos, à mesure que le soir approchait.

— Je crois que mon plus vieux souvenir de lui, me confia soudain Alexandros, c'est lui, le visage en sang après un duel de pankration.

Son regard bleu allait de la salicorne qu'il émiettait à Philippos qui, assis au sommet d'une dune avec Parmeniôn d'un côté et Kleitos de l'autre, jugeait de la compétition qui se jouait dans le sable. Les muscles épais, huilés, s'étaient couverts d'une couche de poussière blanche ; le plus imposant des concurrents remporta la lutte d'une violente clé de bras, qui laisserait sans doute son adversaire ankylosé pour plusieurs jours.

— J'étais avec Arrhidaios. Il pleurait et criait. Il ne comprenait pas pourquoi quelqu'un voudrait faire du mal à son père. Que ce n'était qu'un jeu. Je le trouvais impressionnant, invincible. (Il jeta la salicorne, loin dans le sable.) Après, j'ai compris que je ne pouvais pas lui faire confiance. Il passe son temps à mentir, à tout le monde, il n'est jamais responsable de rien. C'est le vin, c'est les autres, il n'avait pas le choix, à l'entendre il n'a jamais le choix. Et il ment, il ment continuellement.

— Je sais qu'il n'est pas parfait.

— Il t'utilise, rétorqua Alexandros. Je ne veux pas qu'il te fasse du mal.

— Je ne suis pas innocent non plus, lui répondis-je.

Alexandros leva les yeux. Le vent avait tourné pour se faire marin.

— Les mouettes volent bas, remarqua-t-il. Il pleuvra cette nuit, je crois.

Je ne répondis pas. Il attendait toujours de savoir pourquoi je me refusais à lui, quel était cette faute que je ne parvenais pas à lui avouer.

Une ovation s'éleva autour de nous : le dernier combat se terminait. Un filet de sang gouttait du nez tuméfié du vainqueur. Les gouttes avaient giclées, rouges, dans le sable pâle.

Hêphé. Devais-je lui donner du sang ? Je n'avais pas le choix de le retirer du combat, même si Ménélaos avait raison – et pourquoi l'aurais-je cru ? Il était revenu avec les autres, et sans doute pas par bonté d'âme.

Après la distribution des prix et des couronnes, nous nous éparpillâmes sur la plage, en petits groupes que harcelaient des gamins des villages alentour, venus vendre là du poisson, ici des oiseaux pris au collet ou à la glue. Le bord de mer résonnait des rires mêlés aux cris de : une obole le merle ! une obole la grive !

Pausanias et un autre de Mieza revinrent des feux où l'on cuisinait avec des grappes entières de poissons grillés. Ils avaient encore le goût des aromates dont on avait nourri les flammes ; des mouches noires, énormes et inhabituelles pour la saison, volaient aussi épaisse qu'une fumée de sacrifice en marge de notre festin.

La nuit s'invita, peu à peu. J'avais remis mon manteau de laine. Le mauvais vin réchauffait mes veines. Pourtant, j'avais froid – un froid comme une bise qui s'insinue partout, même à travers le meilleur des tissages. Il s'introduisit par la nuque avant de couler dans mes entrailles. Mon estomac se serra ; une étrange envie d'uriner me surprit alors que ma bouche se remplissait d'une excessive quantité de salive.

Je mis un moment avant de me rendre compte que j'avais peur.

Je décollai ma langue de mon palais pour la passer sur mes dents. Melanthea m'aurait prévenu si une armée approchait. Rien ne pouvait venir de la mer et nous dînions au cœur de la troupe. Alors quoi ? Je balayai toute la plage du regard. Un chapelet de feux ornait le sable. Au-delà, des dunes basses, le haut de nos tentes qui dépassait. Mon odorat rassembla des senteurs de fumées, sel, déjections animales et humaines, et au loin, l'odeur d'algues pourries des marais.

Je poussai mon ouïe jusqu'à ce que les voix entremêlées de milliers de soldats m'assourdissent.

Rien.

J'avais laissé mon épée dans la tente, comme les autres, pour la protéger des embruns. De toute façon, elle n'aurait servi à rien contre Perdikkas et ses sbires.

Je me relevai, époussetai le sable accroché à mes vêtements. Les rires me semblaient faux, les sourires forcés ; le cercle de Selênê se levait par-dessus la mer.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant