— Qui vient nager, qu'on s'amuse ?
— Nous sommes en retard sur le programme que nous a laissé Aristotélès, rétorqua Alexandros.
— Oui, oui, bon : la leçon du jour, c'est Korinthos ? demanda-t-il tout en contournant la table. Y'a que deux choses intéressantes dans cette ville : la bouffe et les putes sacrées. Voilà ! Leçon terminée ! (Il déposa un baiser sur ses doigts avant de souffler pour l'envoyer au prince.) Maintenant, à l'eau !
Choqué par le baiser, Alexandros vira au pivoine, se mordit la lèvre et tourna les talons, suivi des plus sérieux. Je me levai après eux – je comptais rejoindre la bibliothèque après avoir retrouvé Térês. Je trainai : un instinct curieux me fit m'adosser au mur du couloir, juste à la sortie, et tendre l'oreille pour cueillir les derniers éclats de la dispute...
— ... son invité ? Mieza appartient à son père !
— Bien sûr, approuva quelqu'un d'autre. Mais à ta place je serai bien content de me faire engueuler par Alexandros et pas par Philippos.
— Ah ouais ?
— Ouais. Parce que Philippos a le droit de te fouetter et qu'il s'en privera pas quand tu feras ton service, si t'apprends pas à la fermer...
Je n'avais aucune envie d'entendre parler de Philippos.
Sur le chemin de ma chambre, je ressassai. Je me gardais de trop penser à la vengeance de ma mère : le souvenir de sa voix douce et chaude me détachait trop d'Hêphaistion. S'aurait été plus simple si je ne découvrais pas l'empreinte de mon ennemi à chaque croisement. Son fils, son cheval, ses gardes qui parlaient de lui comme si, tous les matins, le roi lui-même venait leur donnait leur ration. Mon cheval me porte, Philippos me nourrit. Ces gens prenaient tous le tyran pour leur père, leur sauveur, presque leur dieu.
Bande d'imbéciles.
Je trouvai Térês sur son lit, couché sur le flanc.
— Il parait que tu es malade.
— Oui.
— Il reste encore à manger à table. Viens, les autres sont partis.
— Je n'ai pas faim.
— Alors viens étudier.
— Pour quoi faire puisque je serai mort bientôt ?
Que pouvais-je répondre à cela, alors qu'on m'avait peut-être envoyé pour le tuer ?
— Est-ce que tu veux qu'on...
— Non, m'interrompit Térês, sans se retourner, le visage dans le coude. Tu es méchant depuis quelques jours. (Il renifla.) Encore plus qu'avant.
Je secouai la tête et l'abandonnai à sa bouderie.
Moi, méchant ? Alors que je ne cessais de le défendre, de me mettre tout le monde à dos pour lui ?
Je rejoignis la bibliothèque.
Alexandros et les plus studieux travaillaient autour d'une grande table couverte de rouleaux, s'usant les yeux sur tous les écrits qui mentionnaient Korinthos pour arriver à une synthèse de son système politique. Aristotélès encourageait ses élèves à s'intéresser à tout, et qu'importe que Makedon soit une monarchie : il estimait qu'un roi gagne à savoir comment s'administrent les autres peuples. La plupart des amis d'Alexandros ne partageaient pas cette curiosité. Autour de la table, je ne reconnus que les fils d'hommes nouveaux : Néarkhos de Krêtê, Lysimakhos de Thessalia et Erigyios de Lesbos, tous naturalisés et nés hors du pays ; et auprès d'eux s'asseyaient les princes des cantons de Haute Makedonia, les terres montagneuses que ceux des basses terres considéraient comme arriérées : Perdikkas de Kastoria, Leonnatos de Lynkestis, et d'autres venus d'Eordaia et des vallées perdues de Derriopos.
Quelques têtes se levèrent à mon approche ; elles s'abaissèrent de nouveau alors que je partais m'asseoir, dans mon coin, pour me repencher sur le théâtre de Sophoklès.
Le Coryphée : Hélas ! Hélas ! voilà donc la vieille race de nos maîtres qui périt tout entière anéantie, je race de nos maître qui
Je clignai des yeux. Cela n'avait aucun sens. Je repris et m'aperçus que j'avais lu deux fois la même ligne.
Le Coryphée : Hélas ! Hélas ! voilà donc la vieille race de nos maîtres qui périt tout entière anéantie, je crois.
Klytaimêstra : O Zeus ! qu'est-ce là ?
Qu'est-ce que là, en effet. Je relus, encore et encore, sans comprendre qui avait périt et qui était anéantie. Hêphaistion l'aurait su, lui, mais j'étais trop contrarié pour être autre chose qu'Orestis, perdu face à des phrases alambiquées, dans un Attique [1] vieillissant.
Klytaimêstra : O Zeus ! qu'est-ce là ? puis-je dire un bonheur ? ou un événement tout à la fois terrible et profitable ? J'ai chagrin toutefois à ne garder la vie qu'au prix de mon malheur.
Le précepteur : Pourquoi restes-tu donc ainsi déconcertée, femme, par mon message ?
Klytaimêstra : Chose étrange que d'être mère ! Quelque mal qu'ils vous fassent, on ne peut haïr ses enfants.[2]
Les fenêtres m'appelaient, ouvertes sur la cour intérieure et les gloussements de sa fontaine. Il m'évoquaient les forêts sombres et profondes, l'humus sous mes pieds – j'imaginais des branches croissant à travers les ouvertures de la bibliothèque, envahissant l'austérité géométrique des lieux de leur verdure chaotique et tapageuse. Impossible de prendre gare au texte : à chaque réplique, je glissais plus loin des malheurs de ses horribles personnages.
Moi, méchant ?
Je supposais qu'il fallait que je le sois. Les prêtresses m'avaient passé par le feu et la folie pour me défaire de mes faiblesses mortelles. Je devais être l'arme qui tranche les ennemis du fils de Zeus. Était-ce ma faute si on m'avait confié une première mission à laquelle j'étais mal adapté ?
Les lettres, transformées en fourmis, vagabondaient sur le rouleau de papyrus.
J'enroulai la pièce avec soupir avant de la ranger sur son rayonnage. Impossible de travailler – Térês avait raison. Quelque chose me nouait la tête depuis des jours... depuis que le courrier était arrivé. Il fallait donc que j'affronte ce problème.
Je revins dans la chambre pour y récupérer le rouleau, dans l'étui de cuir où l'avait glissé Amyntor, le père d'Hêphaistion. Térês dormait ; je repartis, hésitai un instant, me décidai enfin pour le versant nord de la colline, puisque les autres étaient partis s'ébattre au sud. Là, assis dans l'ombre d'un grand chêne sous lequel s'agglutinaient des fougères, je déroulai la feuille terrible.
[1] Grec parlé à Athènes, considéré comme le plus noble à l'époque.
[2] Sophocle, Électre, traduction de Paul Mazon

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...