Je les entends encore : les cris des femmes, les cris des enfants.
Leur image : imprimée dans mon esprit. Deux matrones, l'une aux cheveux gris, un arc à la main ; l'autre, jeune, les doigts clos autour du manche d'une hache de guerre. Un tatouage en forme d'échelle monte le long de son bras, bleu nuit sous le sang noirci par la pénombre expirante de l'aube.
Notre armée, renforcée et ravitaillée par celle de Kothelas, avait pénétré les terres d'Athéas avec la brutalité d'une lame qu'on enfonce. L'été, les Skuthoi fuyaient, harcelaient, se laissaient poursuivre, tendaient des pièges ; l'hiver, les roues des chariots s'embourbaient, et les animaux affaiblis par le manque de pâtures peinaient à les libérer de leur fourreau de boue. L'hiver, ils se rassemblaient en une ville nombreuse de bois et de feutre. L'hiver, ils devenaient une proie facile ; mais nul ne guerroyait en hiver.
Sauf Philippos.
— Vous entrez sur les terres du roi ! nous accueillirent les éclaireurs scythes.
— Par volonté des dieux, leur répondit Philippos, en armure noire et dorée drapée de pourpre.
Son casque, splendide, dissimulait tout son visage, à l'exception de son regard borgne.
— Mon ancêtre Héraklès m'a commandé en rêve de lui ériger une statue là où les flots de l'Istros se jettent dans la mer !
— Retournez par chez vous, ou ce sera la guerre ! Au nom d'Athéas !
— Mais mon brave, Philippos éclata de rire, qui suis-je pour désobéir aux dieux ?
Bien des matins plus tard, nous nous tenions dans l'ombre d'une colline qui nous séparait du camp principal d'Athéas. Nous avions continué tout droit, ignorant les vaines tentatives du roi de nous pousser à l'affrontement. Nous nous fichions que ces escarmouches, nous nous fichions de ces taons : il important seulement de tracer une route droite vers les femmes, les enfants et les troupeaux embourbés. Là, les cavaliers ne pourraient plus user de manigances, et que pourraient-ils face aux forêts de piques de Makedon ?
Alexandros et moi, nous vîmes l'infanterie, dans les premières lueurs du matin, gravir cette dernière colline. Ses narines frémissaient de frustration. Il avait espéré, jusqu'au bout, que Philippos lui confierait une unité de cavalerie ; son père ne lui avait confié que la garde de l'arrière, avec Kleitos pour second, dont on savait qu'il prendrait la place du jeune prince si la bataille l'exigeait.
Alexandros se serait contenté d'accompagner son père, simple soldat de sa garde personnelle, si cela avait signifié qu'il prendrait part à la bataille. Mais non : Philippos ne voulait s'y risquer, pas pour un combat entre chien et loup contre des barbares qui buvaient dans des crânes.
Le roi se trouvait quelque part sur le flanc de cette colline, invisible au sein de la masse humaine qui monta jusqu'à se détacher au sommet de la crête, comme l'écume au sommet des vagues.
Le silence pesait : notre présence avait effrayé les oiseaux.
Et, soudain : le alalai monstrueux de l'armée macédonienne à l'attaque s'éleva de la marée, jaillissant de milliers de bouches.
Nous suivîmes les rangs qui, l'un après l'autre, disparaissaient de l'autre côté de la colline ; lorsque nous arrivâmes au sommet, les premières lignes de l'infanterie avaient atteint les chariots alors que nos cavaliers dispersaient les rares guerriers scythes déjà en selle. Nous restâmes là-haut, perchés dans le vent qui tordait les cheveux d'Alexandros. Je me souviens avoir pensé : il les a laissés pousser, cela lui donne l'air d'un lion... les mèches paraissaient brunes, de la même teinte terreuse que les crinières léonines. Alexandros bouillonnait de rage, d'envie, de honte aussi de se tenir loin du combat, inutile et impuissant sur son immense cheval noir.
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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...