Livre III - Chapitre 23 (2)

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Hêphaistion dormait lorsque je rejoignis l'arrière garde de l'armée.

Je fus tièdement accueilli. Le chef de l'unité de queue me tomba dessus, exigeant d'apprendre à quelle troupe j'appartenais (« Les pages du roi. »), ce que je faisais si loin de mes camarades (« mission du roi », mentis-je, certain que Philippos me couvrirait), insista (« mission du roi ») et, face à cette phrase que je lui opposais sans en dévier, il me fit escorter jusqu'au camp royal. Hélios, à l'ouest, descendait au-dessus d'une petite citée d'Hellènes alliée à Makedon. Une seconde ville de tentes poussait sous les remparts ; les premiers arrivés installaient les piquets des chevaux, déchargeaient les mulets et dépouillaient la campagne de bois mort pour les feux de camp du soir.

Nous avions tout juste passé le cordon de la garde royale lorsque mon escorte et moi croisâmes Ptolemaios. Il arrêta net sa discussion avec son camarade, un grand jeune homme de son âge à l'air hautain ; la ressemblance avec son père Parmeniôn était moins frappante que celle de Ptolemaios avec Philippos, mais difficile à ignorer.

— Tiens, mais qui voilà donc ? s'étonna-t-il en affichant un sourire goguenard. Ne serait-ce pas notre page disparu ?

— J'étais en mission pour le roi, répétai-je.

Philotas haussa un sourcil, me détailla des pieds à la tête. Je ne portais que mes vêtements déchirés, raidis et souillés par le sel et l'eau boueuse des marais. Je ressemblais à tout, sauf à un vrai soldat makédonien – même si j'aurais pu tuer n'importe lequel d'entre eux avec ma seule fronde.

Ptolemaios ordonna aux soldats de l'arrière-garde de retourner auprès de leur unité.

— J'en connais un qui sera ravi de ton retour, plaisanta Philotas après leur départ. Il avait l'air bien affligé depuis ta disparition.

— Philotas, le prévint Ptolemaios.

Cela fit seulement rire son camarade.

— Allons, c'est de son âge. Nous aussi, nous étions stupides, à seize ans. (Il tapota l'épaule de Ptolemaios d'un air indulgent, d'un de ces airs qu'ont ceux qui savent.) Je te garde une place au banquet ?

— Fais ça.

— Et la seconde plus jolie fille ? lança-t-il tout en s'éloignant.

— Je te la laisserai quand je t'aurai pris la plus belle !

Philotas lui répondit d'un signe obscène du doigt avant de disparaitre entre deux tentes. Ptolemaios tourna les talons. Son soupir se mua en un suis moi totalement dépourvu des pointes d'humour échangées avec son compagnon.

— Où étais-tu ? demanda-t-il en se radoucissant.

— Hêphaistion avait besoin de moi.

— Comment va-t-il ?

— Mieux, répondis-je. Grâce aux conseils de Ménélaos.

Ptolemaios fronça les sourcils, mais n'ajouta rien.

Il me mena jusqu'à la tente d'Alexandros. Elle était étrangement peu gardée, et je compris vite pourquoi : en dehors des paquetages, elle était déserte.

— Le roi et ses officiers sont invité à un banquet en ville, m'informa Ptolemaios en s'asseyant dans une chaise pliante. Tu ne peux pas y aller dans cet état. Tes affaires doivent être quelque part avec celle des autres. Trouve-toi quelque chose à te mettre pendant que je vais chercher l'assistant du médecin.

Il restait aussi un peu d'eau au fond d'un seau de toile, sans doute remonté de la rivière pour que mes camarades puissent se rafraichir en rentrant d'une soirée qui s'annonçait arrosée.

Le temps qu'il revienne avec le jeune esclave et un domestique chargé d'un nouveau seau, j'avais trouvé mon sac, près de celui de Pausanias, et avais eu le temps de me toiletter sommairement.

Nous restâmes silencieux, le temps que l'assistant décolle mes bandages, lave mes plaies avec un vin très piquant, puis les emballe de nouveaux.

— Et Alexandros ? Comment va-t-il ? demandai-je, une fois de nouveau seul avec Ptolemaios.

J'étais toujours terrifié, mais une part de moi commençait à se ramollir, à présent que j'étais là, assis avec lui. Sa présence placide me rassurait assez pour que mon épuisement me rattrape.

Il m'expliqua :

— Il ne nous parle pas. En public, il est poli. En privé, il se contente de nous regarder en silence jusqu'à ce qu'on le laisse tranquille... Philippos lui a écrit des lettres, qu'il a brûlées sans les lire – à l'exception de celle qu'il a écrit à ton sujet, qu'il a lue avant de la brûler.

— Je suis désolé que ça se soit passé comme ça.

— Ne te blâme pas plus que nécessaire. Tu as fait de ton mieux. C'est nous, les adultes, qui avons échoué à prendre soin de vous.

De vous.

C'était égoïste, mais j'aimais qu'il parle de moi ainsi.

— Il sera au banquet ?

— Oui, mais je ne sais pas pour combien de temps, puisque Philippos y est aussi.

Je cherchai en vain une réponse. Malgré le réconfort de cet accueil simple et sans conditions, conversation m'épuisait déjà, après avoir passé des jours seuls, à trainer ma carcasse de malheurs dans le sillon de l'armée, sur la route jonchée de vieilles sandales craquées, de poteries brisées et de latrines hâtivement rebouchées.

Je découvris alors que mes mains tremblaient. Je me passai les doigts dans les cheveux et inspirait. J'avais le cuir chevelu plein de sable, le poil gras et raide, les muscles tendus. J'étais de nouveau au camp. Entouré de milliers d'hommes. Entouré de bruits, de voix ; soudain, j'entendis tout trop fort, les chevaux qui broient leur orge et le gloussement de la rivière et le crépitement des feux de camp, avant de refermer mon ouïe.

J'expirai. Au banquet, ce serait pire. Et les villageois avaient eu peur de moi...

Et si d'autres sentaient la présence d'Hêphaistion ?

Et si Alexandros, au milieu de la foule...

Sur mon manteau, sombre, les taches et la saleté se voyaient moins que sur mon chiton – cela irait.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant