Livre III - Chapitre 21 (6)

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Quand je la quittai des yeux pour revenir à Alexandros, il était là.

Debout, un homme, une courte cape de cavalier par-dessus l'épaule, bordée d'or. Un vêtement princier, reflet du manteau dont les plis couvraient Alexandros. Il ne semblait pas moins réel que les pages qui finissaient leurs sardines à ses pieds, à ceci près que cet espace derrière le prince avait été vide une respiration plus tôt et que personne ne semblait conscient de la présence de l'homme.

Une énorme mouche se posa sur ma joue.

Alexandros riait. Je n'entendais plus ce que lui disait son voisin. Juste le rire d'Alexandros trop fort et distordu, comme freiné par une eau profonde. Mes pieds ne pouvaient se défaire du sol. Mes bras et mes lèvres, lourds comme de la pierre. Lenteur, lenteur partout. L'homme se pencha. Les autres auraient dû le voir, ils auraient dû s'alarmer, mais non : personne ne le vit s'accroupir juste derrière leur prince.

L'homme posa une main sur son épaule. Alexandros ajusta sa cape. La chose sourit, avec des dents de loup sous ses lèvres tendues.

— Tu me vois, me salua la chose.

Je ne pouvais ni répondre, ni bouger, et tout semblait retardé. Cette chose n'existait pas, ni dans ce lieu, ni dans ce temps – et pourtant elle me narguait avec son rictus de sang.

— Justice, grinça-t-elle. Est-ce trop exiger ?

Les échos de sa voix (justice) me frappaient tous en même temps (est-ce trop ?).

— Meurtrier, meurtrier souillé de meurtre...

La langue du spectre, longue et molle comme celle d'un chien, gicla de sa bouche, coula jusqu'à la nuque blanche d'Alexandros ; et toujours immobile, la mienne restait muette.

— Un fils pour un frère, meurtrier ? (Meurtrier, meurtrier, meurtrier !) Tue le fratricide (tue, tue, tue !) et je laisse celui-là (ou je le prends, ou je prendrais son sang, son sang, son sang si chaud...). Accepte !

Alexandros se frotta le cou, là où la langue spectrale l'avait léché. Les sourcils un peu froncés, il semblait tout juste s'étonner de la piqûre d'un insecte ; ses doigts repliés frottaient sa peau, à portée de la mâchoire du monstre.

La chose avait peut-être ressemblé à Philippos, lorsqu'il était apparu, avant que son corps de se voûte, que ses cheveux sombres et raides ne prennent l'allure du poil rêche d'un chien errant, que sa gueule se déforme, s'allonge, se souille de bave rosâtre.

Un molosse, démon de vengeance échappé des enfers.

Et moi, une terreur mortelle me statufiait.

— Tue-le ! Châtie ce frère maudit qui a sur les mains le sang de ses frères ! Tranche-le ! Brise ses os, répands son sang, ouvre sa gorge ! Tue, où je prendrais mon flot de sang sur celui-là !

Non !

L'ombre l'attrapa par le col de sa cape pourpre. Le spectre tomba en arrière et le fantôme noir d'Hêphaistion s'abattit sur lui, l'épée courte aussi vide de lumière que son corps. Un horriblement crissement de fer sur l'ardoise déferla : un cri, un cri de bête à en faire crever d'horreur. Alexandros se retourna. Rien, j'imaginai qu'il ne voyait rien de la lutte invisible.

Elle ne laissait ni sang, ni empreintes dans le sable.

J'étais là, et j'étais ailleurs, dans ce monde sans couleurs où errent les spectres avant que les dieux psychopompes ne les mènent jusqu'aux portes de l'Haidês. Mes jambes m'obéirent enfin. Ménélaos avait raison : Hêphaistion ne gagnerait pas contre cette bête plus vieille et plus haineuse.

Mais que faire, que faire ? J'étais vivant, eux étaient morts.

Que faire, à part m'écarteler d'un cri silencieux, alors que le danger jaillissait de la nuit ? Les autres riaient, inconscients ; seul Alexandros fouilla le vide, cherchant la source d'un malaise qu'il ne pouvait percevoir, jusqu'à ce que son regard se pose sur moi.

Il se leva. J'étais paralysé d'horreur, déchiré par des plaies irréelles. Ma vue se resserrait – je ne percevais plus que les crocs et les griffes de la fratrie corrompue par des décennies de haine. De très loin, j'entendis Alexandros m'appeler ; puis, de très loin, je nous découvris assis à l'écart, et moi qui me vidait de larmes, confus, déchiré, horrifié par le gouffre qui remplaçait la mémoire d'Hêphé dans mon esprit.

Je ne sais répéter ce que je lui avouai. Mon souvenir de ce moment là est une mosaïque. Des tesselles de mots, d'expressions, de sensations : son regard, soucieux, choqué, dégoûté. La pression de sa poigne. Le bourdonnement des mouches, le ressac, le rire des mouettes, le ressac, les lointaines conversations de nos camarades, le ressac.

Le goût des embruns, salés, ou peut-être de mes larmes, je ne savais plus.

Les bras d'Alexandros restaient autour de moi mais je sentais, parce que l'étreinte était faible et lâche, à quel point sa loyauté affrontait le dégoût, et le désir très humain de fuir le monstre que j'étais.

Il choisit ce moment pour réapparaitre. Perdikkas. Le sourire presque aimable, et pourquoi pas ? Une leçon d'impuissance. Tout cela n'avait servi à rien. Le crime n'avait pas été avoué, la solution, une tentative de triche ; oui, Philippos avait voulu tricher, et pour une fois, le jeu n'avait pas voulu de ses ruses.

— Je vous avais prévenu, ronronna le roi déchu.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant