Livre II - Chapitre 10 (3)

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Ensuite, je me lavais les mains.

Le ciel était haut dans le ciel, l'eau très froide contre ma peau.

Puis, plus tard, je les frottais encore dans un torrent ; le soleil tombait sur l'horizon.

Combien de fois répétai-je ce geste ? Elles se mélangent toutes, jusqu'à la dernière de cette journée que ma mémoire refuse. Il faisait maintenant presque nuit. Nous redescendions vers les terres de Kothelas, à qui Philippos offrait toute la steppe dont Athéas avait été le maitre. J'avais cherché une boucle discrète du ruisseau comme un crève la soif ; je me sentais souillé, pourri de l'intérieur, et je tentais en vain de me débarrasser de cette impression avec mes ablutions.

J'avais les mains rouges et irritées lorsqu'Alexandros me trouva et les sortit du ruisseau. Je me figeai à son contact. J'avais les yeux, la tête, le cœur tellement rempli de larmes prisonnières que j'étais surpris de ne pas avoir éclaté.

— Hêphaistion...

Il avait la voix douce, cette fois : nous étions seuls, entourés d'herbes hautes qui se frôlaient, sous le vent, avec un bruit sec, comme celui de centaines de forces [1].

— Explique-moi.

— Je ne peux pas.

Même si j'avais voulu, je ne pouvais lui expliquer sans révéler la fausseté de mon identité.

— Pourquoi ?

Il s'assit dans l'herbe à mes côtés et posa son casque dans l'herbe. Il avait l'air fatigué, mais à l'écoute – très différent du champ de bataille. Plus doux, même s'il portait encore son armure et son épée.

— Tu ne peux pas savoir, répondis-je.

On ne salit pas un fils du roi des dieux avec de telles choses.

— Je ne peux pas ? répéta-t-il.

Il inclina légèrement la tête. Son regard se perdait un peu au-dessus de mon front ; avec ses yeux bicolores, cela lui donnait un air étrange, qui hérissait un peu. Il avait développé cette habitude depuis mon départ de Pella, sans doute pour impressionner malgré sa petite taille. Mais cela me rappelait les expressions de Melanthea, et cela alluma une pointe de chaleur dans mon âme transie.

— Je sais que j'ai une grande destinée, commença Alexandros. Ma mère m'en a parlé. Je n'y croyais pas, pas avant que tu apparaisses dans ma vie. Je sais que je vais affronter le Roi des rois, le seigneur des plus grandes parts du monde connu, pour nous assurer qu'il ne vienne plus jamais nous réduire en esclavage.

Il parlait avec une lueur dans les yeux, avec une ferveur d'une honnêteté pure, intense, presque douloureuse.

—Un jour, je vais devoir porter ce destin et mener les armées de mon père au-delà de tout ce qu'ils ont pu imaginer. Dis-moi, Hêphaistion, comment suis-je sensé porter mon royaume et tous ces imbéciles querelleurs des cités du sud si je ne peux pas porter tes secrets à toi ?

Je ne voulais pas qu'il me soutienne. J'avais été envoyé pour le protéger. Cette inversion me mettait mal à l'aise – je le détestais, et comment détester ce qui nous sauve ?

Et pourtant, je n'arrivais pas à le repousser. Je n'avais personne d'autre et il ne me restait rien, rien à part sa promesse qu'il prendrait soin de moi.

Mais pour parler, je devais trop avouer. Avouer que je n'étais pas Hêphaistion, et donc ouvrir la porte à beaucoup trop d'interrogations indésirables.

— Jure que tu ne poseras pas de questions.

— Pas ce soir, non.

Il tenait encore mes mains dans les siennes, chaudes et douces contre ma peau abimée par l'eau froide.

Mes aveux enflaient dans ma gorge. Ils m'étouffaient, bloquaient ma voix, et je dû déglutir et hoqueter quelques fois avant que...

— Je... je ne suis pas Hêphaistion Amyntoros.

Alexandros entrouvrit la bouche, puis la referma. Pas ce soir.

— Ne t'inquiète pas, le rassurai-je avec un rire amer. Personne ne s'en rendra compte. Mais je ne suis pas Hêphaistion. Je viens... d'une terre reculée. J'y ai vécu longtemps avec ma mère.

Je m'arrêtai de nouveau. Je ne manquais pas de mots – j'en avais trop qui s'emmêlaient, tous laids et maladroits.

Je lui en avais voulu, à ma mère, d'avoir fait de moi une arme. Mais à présent que les cris des femmes scythes me torturaient de leurs échos, je comprenais : à sa place, moi aussi, j'aurai haï le trophée que mon père avait planté dans ses entrailles.

— J'ai appris... en arrivant à Perinthos, je... j'ai compris que je me faisais de... fausses idées. Sur mes origines.

Je pensais que j'étais de sang royal, comme toi.

— J'ai découvert que ma mère a été...

Je déglutis.

— ... comme ces femmes. J'ai été conçu comme ça.

Et combien d'autres moi naitraient à la suite de ce jour ? Des enfants détestables et détestés, éternels rappels des crimes de leur père ?

Mes mains me démangeaient. Je les aurais replongées dans l'eau, si elles n'avaient été prisonnières de celles d'Alexandros.

Il réfléchissait, silencieux. Puis il leva la main vers moi, s'arrêtant tout près de ma joue. Demandait-il mon autorisation ? Elle resta suspendue jusqu'à ce que j'incline la tête vers lui. J'avais besoin de lui – si je me jetais dans le vide, j'avais besoin qu'il me rattrape.

Il se mordilla la lèvre. Il devrait peut-être affronter le Roi des rois, un jour, mais pour l'instant, il n'avait toujours qu'un peu plus de seize ans.

— Akhilleus aussi était le fruit d'un viol, me rappela-t-il doucement, et il a été le meilleur des Akhaioi [2].

Sa paume, contre mon visage, me parut douce, si douce.

Tu n'es pas sale.

Si. Si, bien sûr, si tu savais...

Mais il ne savait pas et il semblait si convaincu, et j'avais tant besoin de le croire ! J'inspirai et la première larme monta, première d'un flot intarissable. Il tint sa promesse et ne me posa aucune question : ni sur l'identité de mon père, alors qu'il n'était pas bien difficile de la deviner, ni sur mon véritable nom ou les moyens que j'avais employés pour remplacer Hêphaistion. Il m'attira contre lui et dans la nuit, près de ce ruisseau glacé qui ne m'avait soulagé de rien, il me serra contre sa poitrine et caressa mes cheveux jusqu'à ce que mon chagrin s'assèche.

Nous nous levâmes alors pour revenir au chariot dans lequel nous allions passer la nuit. Nous l'avions volé aux Skuthoi ; à présent, il était nôtre. Je gardai le regard baissé pour être sûr de n'apercevoir aucune captive jusqu'à ce que la porte du chariot se referme derrière nous. Là, je laissai Alexandros m'enfouir sous les couvertures précieuses pillées dans le palais d'Athéas, puis se coucher à mes côtés ; ses pages dormiraient à nos pieds, entre nous et le monde extérieur.

Qu'importe si, au matin, la rumeur commençait à se répandre que nous étions trop proches pour n'être que des amis : je m'endormis agrippé à sa respiration, comme un naufragé à la dernière planche de son navire, emporté dans la nuit par de sombres vagues.


[1] Sorte de ciseaux utilisés pour la tonte des moutons

[2] Les Achéens


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant