Livre III - Chapitre 23 (4)

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Le banquet ressemblait à toutes les fêtes données en notre honneur depuis que nous avions passé les montagnes, à ceci près qu'il sentait le poisson cuit, puisque la pêche nourrissait la majorité des habitants de cette colonie insignifiante.

La présence d'un trop grand nombre d'hommes et de femmes dans un espace trop étroit m'oppressa dès mon entrée dans la maison. Malgré cela, je repérai Alexandros en une seule respiration, en pleine conversation avec un vieillard à la barbe neigeuse. Mon cœur partit en cavalcade dans ma poitrine ; le manque vague et continu provoqué par son absence se mua en sensation aigüe, aussi physique que la faim et la soif.

Je longeai le mur. Pausanias débarrassa un plat d'une table devant le prince et le notable, avant de disparaitre par une ouverture latérale. Je suivis et le rattrapai à l'entrée des cuisines, où il posait son plat de poissons morts.

Il se figea en me voyant. Puis, il avança sur moi, m'étreignit, me serra en murmurant :

Herakleis, Hêphaistion ! Je commençais à croire qu'on ne te reverrait jamais !

Il me repoussa, les yeux rivés sur moi comme s'il voulait s'assurer que c'était bien moi qu'il tenait.

Il m'emmena un peu plus loin du passage, dans un coin ; nous étions entourés de monde, mais personne n'avait le temps de s'intéresser à nous. Là, il me reprit dans ses bras. Surpris de l'intensité de sa réaction, je restai coi, incapable de faire autre chose que lui rendre maladroitement son étreinte.

— Je me suis demandé si... si tu avais décidé de te jeter dans la mer. Tu étais tellement bizarre ce soir-là, avec Alexandros, et ça fait des mois que tu es...

Il m'écarta de nouveau.

Oui, ça faisait des mois que j'étais moi : tordu, boiteux du cœur, allant toujours d'une forme de désespoir à l'autre.

— Il était mort d'inquiétude... nous tous, en fait. Après ce qui est arrivé à Hippostratos... les autres... ils s'en voulaient d'avoir fait courir des rumeurs sur toi. Vraiment. Et Alexandros... sans toi, ce n'est plus le même.

Quelque chose bondit dans ma poitrine. Pausanias venait d'écarter les nuages : si Alexandros s'était inquiété, cela signifiait forcément qu'il tenait encore à moi et me reprendrait à ses côtés, malgré ma fuite.

Il fallait que je le voie ; il fallait qu'il sache que je lui étais revenu.

— Tu devais lui apporter ça ? demandai-je en désignant un nouveau plat qu'il avait abandonné pour moi. Je peux ?

Je ne garde aucun souvenir du contenu du plateau. Je le portai, évitant la foule, jusqu'à apparaître devant le lit de banquet d'Alexandros. Il discutait toujours, son attention entièrement dirigée vers son interlocuteur ; au page qui assurait son service et qui aurait dû être Pausanias, il accorda une miette de coup d'œil distrait... vers le plat, d'abord, puis vers moi, si vite qu'il ne me reconnut pas. Il se tourna de nouveau vers son voisin...

Puis, ses yeux bondirent vers mon visage. Son expression s'illumina, et il sauta de son lit de repas pour me saisir par la main. Je me laissai enlever à travers les couloirs, jusqu'à l'arrière-cour.

Une fraîcheur bleuté m'entoura de ses bras. Trois stalles alignées le long d'un des murs de la cour, faisaient face à une rangée de portes closes, à un puits et une charrette à la roue brisée échouée près d'une grande porte cochère. L'air était mouillé, chargé de promesses d'une pluie portée par les vents marins.

Pausanias nous avait suivi, une lampe à la main ; il ferma la porte derrière nous, étouffant un peu le brouhaha du banquet..

Alexandros lui prit la lampe, reprit ma main, me tira vers sur quelques pas, s'arrêta. La flammèche rendait le terriblement visible, pâle et roux et éclatant sur le décors violacé de la nuit ; derrière lui, Pausanias n'était plus qu'une ombre, qui resta près de la porte pour s'assurer qu'on ne nous dérange pas.

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant