Livre II - Chapitre 10 (4)

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Je me souviens du jour où Alexandros et moi nous éveillâmes dans ce qui avait été le lit du Roi des rois à Babylone.

Notre première rencontre avec cette ville millénaire fut une fête phénoménale, à laquelle succéda une toute aussi prodigieuse gueule de bois.

J'émergeai avant lui. Il dormait étalé dans le lit immense, la joue posée sur le matelas, presque entièrement dénudé par un sommeil agité, la crinière emmêlée. Un filet de jour échappé des volets caressait ses cicatrices. La guerre ne l'avait pas encore défiguré mais, en détaillant ce corps qui m'était éternellement interdit, je revoyais la flèche qui l'avait touché à la cuisse à Issos, les longs mois de douleur après le trait de baliste reçu lors d'un siège, les mille estafilades, sa cheville blessée qui lui avait fait craindre, en secret, de finir boiteux.

Une pensée sombre m'assaillit, alors que sa poitrine s'élevait avec une régularité rassurante : il a déjà vingt-cinq ans... Un vieillard, vu la brièveté annoncée du fil de sa vie ! Et nous avions déjà tout accompli ! Nous avions uni Hellas, vaincu la Persis, réalisé tous les vœux des dieux... Ils n'ont plus besoin de lui.

Pris de terreur, je dévorai l'espace vide entre nous. Alexandros roula sur le flanc, sans s'éveiller, émit quelque chose entre le grognement inarticulé et un gémissement somnolent pendant que je me collais à son dos. Mes doigts glissèrent entre ses doigts.

Un oiseau chanta, de l'autre côté des volets.

Et Alexandros était là, bien vivant, chaud, sentant la sueur et le miel...

Une mouche noire se posa sur son épaule.

Même là, elles continuaient à me traquer. Nous savons ce que tu as fait. Il n'a pas le pouvoir de t'absoudre.

Tant pis ; Alexandros se fichait de mon impureté ! Les dieux pouvaient bien nous murmurer qu'un être aussi vile que moi n'avait rien à faire dans les bras d'une créature aussi divine : ses promesses l'emportaient, toujours.

Nous restâmes ainsi jusqu'à ce qu'il se réveille et me découvre contre lui. Ce n'était plus une nouveauté, et pourtant il me lançait parfois des regards... comme s'il s'émerveillait de ma présence, avant de se rappeler qu'elle lui était acquise pour toujours.

Cet autre matin, dix ans plus tôt dans notre chariot, je ne connaissais pas encore ce regard-là. J'avais dormi d'une traite, volé et haut et loin dans l'esprit de Melanthea malgré les interdictions de Philippos – peut être même à cause des interdictions de Philippos. Sa complaisante avait jeté de l'huile sur le feu déclinant de ma haine : sans lui, les femmes seraient sauves ; sans lui, je ne souffrirais pas les milles morts de l'angoisse qui me déchirait.

J'ouvris les yeux. Alexandros venait de se dégager de ses couvertures et s'étirait, les bras tendus au-dessus de sa tête. Il avait quelque chose de félin, bouche ouverte sur un bâillement, les cheveux en bataille. Il se gratta la mâchoire là où poussait sa ridicule barbe d'adolescent, puis ses doigts s'égarèrent dans ses cheveux : après des mois de campagne, nous commencions tous à avoir des poux.

Je bougeai un peu, juste un peu. Cela attira son attention et il sembla s'étonner de me retrouver couché si près de lui : jusque-là, j'avais dormi avec ses autres gardes, à l'entrée de sa tente ou de la pièce qu'il occupait. Un sourire spontané lui étira la bouche, jeune et radieux.

— Bonjour.

Je ne savais de quoi j'avais envie. Les restes effilochés du sommeil me donnaient l'impression que si je refermais les yeux, je pourrais prétendre encore un moment que tout allait bien dans ma vie... mais Alexandros m'avait tendu la main et, si je n'y faisais pas attention, il risquait bien de la reprendre.

— Bonjour, soupirai-je en m'extirpant de mes couvertures.

Je regrettai immédiatement mon geste : il faisait frais dans le chariot.

— Tu n'es pas du matin, toi, remarqua-t-il d'un ton léger.

Il se gratta la tête une nouvelle fois. Je me retrouvai à l'imiter, sans trop savoir si j'avais moi aussi attrapé de la vermine ou s'il ne s'agissait que d'un réflexe mimétique.

— Tu as des poux ?

Toujours ce ton aussi aérien qu'une feuille dans le vent.

— C'est toi qui me les a refilés, grognai-je.

— N'importe quoi. Ils devaient être dans les couvertures.

Je me gardai de lui faire remarquer que dans ce cas, nous les avions sans doute bien mérités.

— Viens, m'ordonna-t-il après avoir enroulé son manteau de laine autour de ses épaules.

Je récupérai le pantalon à la thrace que nous portions tous en hiver et ma propre cape, puis le suivis dans l'aveuglant rectangle de lumière au bout du chariot. Les autres pages s'étaient levés bien avant moi et grignotaient les galettes aux noix de leur petit déjeuner, en cercle autour d'un timide feu de camp.

— Je suis en retard pour m'occuper de Bouképhalas, marmonnai-je.

Alexandros, la main sur les yeux, étudiait la position du soleil.

— Et moi pour manger avec mon père.

Cela ne semblait pas trop le perturber.

— Il sera content, précisa-t-il avec un certain embarras, s'il pense que c'est à cause de toi.

Le prince s'éclaircit la gorge, les joues de plus en plus rose, et me regarda de sa façon bizarre, en fixant un point légèrement au-dessus de ma tête : le nouveau tic qui remplaçait la lèvre mordue.

— Est-ce que... ça t'ennuierai de ne pas le détromper ?

— Tu es mon maitre. Je lui dirais ce que tu veux.

— Je ne suis pas ton maitre pour ce genre de choses, me réprimanda-t-il. Je ne te forcerai jamais, tu comprends ? Tu vas devenir la cible de rumeurs...

— C'est déjà le cas.

Il souffla d'agacement.

Ce n'est pas le sujet. Je ne veux pas que tu te sentes obligé d'être avec moi.

— Mais je suis obligé, lui répondis-je, de plus en plus perplexe.

Où voulait-il que j'aille ? Qu'étais-je censé faire sans lui ? Absolument rien !

Alors pourquoi avait-il l'air aussi déçu par ma réponse ?

Il recommença à se mordiller les lèvres. Le silence, en s'allongeant, devint plus qu'inconfortable.

— Je devrais aller m'occuper de Bouképhalas, hasardai-je.

— Oui. Fais ça.

Et il partit se joindre à ses amis pour manger près du feu.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant