Livre III - Chapitre 21 (7)

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— Je vous avais prévenu, ronronna le roi déchu.

Alexandros resserra son étreinte. Il plissa les yeux. Quand il se leva, je sus que cette fois, il le voyait.

— Mon oncle.

— À qui t'adresses-tu ? demanda Perdikkas avec un sourire amusé. Toi et moi n'avons aucun lien de parenté.

— Je ne crois pas t'avoir insulté.

— Le seul qui t'insulte, c'est l'assassin qui a l'audace de se moquer de toi, lorsqu'il t'appelle mon fils.

— Va-t-en.

— Ne sois donc pas vexé, petit garçon, continua Perdikkas en approchant. Tu gagnes au change, crois-moi : qui voudrait être le fils d'un voleur qui ne doit sa réussite qu'à la faveur des dieux, faveur qu'il n'a gagné que par la prostitution ? Regarde ses enfants. Des filles et un débile qui tous, lui ressemblent. Sauf toi.

Alexandros ne recula pas, même quand Perdikkas frôla ses cheveux blonds.

— Tu vaux infiniment plus que lui, tu le sais. La différence entre vous est la même qu'entre l'or et la glaise. N'en as-tu pas assez d'être maltraité par un être aussi vile ? Tu devrais être soulagé de savoir que tu ne descends pas d'un porc pareil.

— Tu parles de mon père.

— Je ne manquerai jamais de respect à ton véritable père.

— Je sais que tu essaies de nous diviser.

— Tu ne sais rien, petit garçon. Si tu veux connaitre ton père, c'est à Dodonê [1] que tu entendras ses murmures.

— Qu'as-tu fait à mon ami ?

Perdikkas soupira, théâtrale, et commença à marcher dans le sable, avec une nonchalance tranquille. Les grognements, dans le noir, firent jaillir de sa bouche un petit gloussement satisfait.

Les deux spectres avancèrent, monstrueux, mi-homme, mi-chiens, voûtés, les babines retroussées sur leurs crocs trop pointus. Perdikkas les arrêta de son habituel claquement de langue ; condescendant, il accorda, du bout des doigts, une caresse affectueuse à la chevelure de l'un de ses deux monstrueux demi-frères.

— Rien de plus que ce que j'avais promis. J'ai proposé à Orestis de se retirer de ce conflit qui ne le concerne en rien, et ce, après qu'il se soit montré irrespectueux et désagréable à mon égard... il a refusé. Désobéir à un roi ne devrait jamais être sans conséquences... oh, mais qu'est-ce que cet air surpris, garçonnet ? Est-ce la première fois que tu entends son vrai nom ? Hêphaistion n'est que celui du spectre asservi qui le sert, au mépris de toutes les lois de l'honneur et de la guerre. Tu vois ? Tu ne le connais pas, ni lui, ni l'homme que tu appelles père, qui n'ignore rien de tout cela. Comprends-tu ? Il préfère ce meurtrier dégoûtant à... toi. Alors que Ptolemaios, le fils de son sang... lui, il sait tout.

— Tu mens.

— Demandes-lui. Orestis, Orestis, allons, reprends-toi. Que t'arrives-t-il ? Tu semblais pourtant si sûr de toi, quand tu menaçais de me démembrer ! Dis-lui, dis-lui que je mens, que tu n'a pas assassiné Hêphaistion, que tu ne l'a pas dépecé pour prendre sa place, que tu ne l'as pas réduit en esclave avant de le sacrifier pour protéger Philippos... Dis-lui, dis-lui qu'il n'est pas le fils d'un dieu.

— C'est faux, rétorqua Alexandros.

— Tu voudrais croire que c'est faux, le contredit Perdikkas. Parce que tu détestes l'idée d'avoir embrassé un cadavre.

— Je ne suis pas un cadavre, murmurai-je.

J'étais toujours transi contre la dune.

— Dis-nous, insista Perdikkas, comment tu as fait pour que le visage d'Hêphaistion devienne le tiens.

— Non.

— Tais-toi, lui ordonna Alexandros.

Je serrai mes genoux contre moi, glacé, glacé.

— Lui as-tu donné une sépulture ? s'enquit Perdikkas.

À ses pieds, les deux spectres étirèrent leurs lèvres, beaucoup trop, jusqu'à révéler toutes leurs dents.

— Je t'ai dit de te taire.

— As-tu laissé son corps pourrir, à la merci des chiens ?

— Tais-toi !

— Et c'est moi, s'étonna Perdikkas, d'une voix qui parait dans les aigus. C'est moi le coupable, dans cet affaire ? Mais ce n'est pas moi qui ait usé de ces lèvres putrides pour...

TAIS-TOI !

La foudre zébra l'horizon noir de la mer. Le tonnerre, après avoir couru sur l'immensité des vagues, s'échoua sur notre plage, sur le silence tendu né du pouvoir de la voix divine du prince.

Un mince sourire, lent et cruel, s'ouvrit comme une fleur empoisonnée sur le visage de Perdikkas.

— Tu vois, souffla-t-il, doucement, presque délicatement. Tu vois que tu ne peux le nier, mon garçon : tu ne peux être le fils d'un homme.

— Tais-toi, hoqueta Alexandros, tais-toi, je t'ai dit de te taire...

— Oh, mais tu aurais pu, susurra Perdikkas en approchant de nouveau.

Ses chiens, eux, s'étaient tapis sur le sable et haletaient en gémissants.

—Tu aurais pu, si Philippos t'avait appris... s'il ne voulait te garder ignorant pour pouvoir te maîtriser. (Une caresse, sur la joue pâle...) S'il ne voulait utiliser ton pouvoir pour sa propre gloire...

— Ça suffit ! tonna une voix derrière nous. Écarte-toi de lui !

Ptolemaios me dépassa, tira son frère en arrière, s'interposa – sa ressemblance avec son père était choquante, dans la pénombre, choquante après les affirmations de Perdikkas.

— Le fils de sang, murmura Perdikkas, amusé.

— Nous savons où est ta tombe, contra Ptolemaios.

— Je n'ai pas peur de toi.

— Non, mais tu devrais craindre la mère d'Alexandros. Les prêtresses d'Epeiros savent y faire, avec les invités dans ton genre.

— Ah ! Et que fera-t-elle ? Elle me tuera ?

— Si tu as de la chance, tu retourneras dans les prairies d'Asphodèle, répondit Ptolemaios. Si tu n'en as pas, qui sait... il y a beaucoup d'endroits à la surface où les fantômes ne goûtent guère à leur immortalité. On pourrait t'attacher pour l'éternité à une épave de la baie de Salamis, pourquoi pas ? J'espère que tu apprécies la compagnie des âmes tourmentées des noyés perses. Ou te réincarner en porc.

— Les mortels ne possèdent pas de tels pouvoirs.

— Oublies tu qu'elle descends d'Akhilleus et d'Helénê de Troia ? susurra Ptolemaios en avançant sur le spectre. Sa voix porte, elle a des amitiés dans les profondeurs – quant à mon père, il est sous la protection de la reine d'en bas depuis sa jeunesse. Elle n'aimera pas apprendre que tu le poursuis. Alors ? Tiens-tu tant que cela à savoir qui de toi ou de Myrtalê l'emportera ? [2]

Les deux hommes s'affrontèrent du regard, jusqu'à ce qu'Alexandros tourne les talons. Il m'attrapa par le bras, brutalement, et me tira en direction du camp. Je le suivis parce que je n'avais aucune raison de lui résister. J'entends Ptolemaios nous appeler ; il nous rattrapa, tenta de parler avec son frère, de le raisonner. Alexandros ne s'arrêta pas. Je me laissai faire, incapable même de penser à lui résister.

Non. Je pensai, en voyant le ciel : il avait raison, il va pleuvoir. Le vent de la mer poussait les nuages vers les terres ; ils éteignaient les étoiles, peu à peu.

La nuit serait sombre.


[1] Situés en Épire, d'où est originaire la mère d'Alexandros, les bois de Dodone étaient l'oracle de Zeus le plus réputé de Grèce.

[2] La mère d'Alexandros, née sous le nom de Polyxena, prit celui de Myrtalê à la suite d'une initiation dans un culte à mystères. Elle fut officiellement renommée Olympias l'année de la naissance de son fils, quand Philippos remporta une épreuve équestre aux jeux olympiques.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant