Livre III - Chapitre 23 (4)

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Dehors régnait un froid humide, porté par le vent de la mer dans les rues striées par l'éclat orangé des lampes. Il débordait des portes ouvertes par les filles à marins ; déhanchées contre les linteaux, elles nous appelèrent alors que nous descendions en de la porte de la cité : eh, beaux garçons ! Venez donc, mes jeunes héros ! L'une d'elle abaissa sa robe sur l'épaule, jusqu'à dévoiler un sein lourd et rond. Je la dépassai, les yeux rivés sur la pente boueuse. Chaque couple enlacé sur un seuil, chaque gémissement mâle derrière un rideau crasseux me rappelait qu'Alexandros se trouvait si près de moi, et ce que j'aurais pu avoir, si j'avais été un autre.

Kleitos et Ptolemaios marchaient derrière nous, ainsi que le vétéran qui gardait la tente du roi lorsqu'Alexandros y était entré de force, ce qui me laissait supposer qu'il faisait partie du même culte que les deux autres.

Nous passâmes le coin de la rue. Là, le calme revint brutalement : ne s'alignaient que les maisons aux murs aveugles des gens bien comme il faut. Nous continuâmes jusqu'aux portes inhabituellement ouvertes à cause de la permission octroyée par Philippos à ses troupes ; au-delà : la route et, sur ses abords, la nécropole. Nous nous engageâmes entre les tombes pâles, alignées de part et d'autre d'un vallon qui s'enfonçait depuis la route. On y entendait que le vent dans les branches, les feuilles froissées, parfois le chant grave et solitaire d'un oiseau nocturne.

— Attendez-moi ici, demandai-je aux autres.

Le bosquet occupait le fond du vallon, là où un ruisseau alimentait un étang, noir et peuplé de grenouilles bruyantes. Un petit temple aux tuiles de bois, à peine plus qu'une cabane, abritait deux statues rudement taillées d'Hermês et Hêkatê : le berger des âmes aux pieds ailés et la porteuse de torches au cortège de nymphes fantomatiques. Je dénouai ma ceinture et les lacets de mes bottes. Dans ce genre de lieux, les nœuds retiennent trop près de l'âme ce qu'on doit laisser aller.

Je n'avais rien à sacrifier et ne fis qu'envoyer un baiser en direction du temple. J'étais de toute façon trop crasseux pour prier les dieux, même si j'avais beaucoup à espérer d'eux ; tout en fermant les yeux, je tournai mes pensées vers Hêphaistion. Je tâtonnai dans le creux entre nous, là où flambait les étincelles du sang qu'il consommait, là où brûlait parfois le froid de son âme.

Son attention se tourna vers moi. Ce soir, elle était aussi brûlante qu'un feu de camp, au-delà duquel rôde la menace de l'hiver.

— Alors ?

— Alexandros voudrait te rencontrer, répondis-je. Il est au courant, pour toi et moi.

— Comment l'a-t-il pris ?

Avec Alexandros, ce n'était jamais facile ni à deviner, ni à résumer.

— Il... je lui ai manqué.

Je me pinçai les lèvres, gêné, parce que je savais bien ce qu'espérait Hêphaistion : qu'Alexandros l'aime, au premier regard, comme lui l'avait adoré, dès le premier instant. J'espérais que cela se passerait ainsi. Je voulais son bonheur, je voulais tout lui donner, et ne plus jamais le priver de quoi que ce soit ; mais en même temps...

Si c'était lui qu'Alexandros avait toujours voulu...

— Tu sais que... bégayai-je, lui et moi, nous sommes, plus ou moins...

— Oui, m'informa-t-il en détournant la tête.

L'image d'Hêphaistion se tenait là, assez proche pour que je le touche ; sa présence était aussi lointaine que l'horizon.

Il m'en voulait. Évidemment.

— Je ne me mettrais pas entre vous deux, tentai-je. Mais...

— Mais s'il ne veut pas de moi ? S'il te préfère toi ? Toi qui est vivant et qu'il pourra avoir, tout le temps ?

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant