Les premiers jours de l'été nous accompagnèrent sur la route d'Epeiros. Ce royaume, de l'autre côté des montagnes bordaient la Thessalia, au sud de la Makedonia, était depuis quelques années sous la coupe d'un autre Alexandros, oncle de mon prince par sa mère et installé sur ce trône par Philippos.
Mon Alexandros ne comptait pas user de ce lien de parenté. Nous voyagions discrètement, accompagnés de Ptolemaios et de deux de ses amis, qui s'en tenaient à leur propre compagnie, puisqu'Alexandros n'en voulait pas ; il avait laissé Bouképhalas au repos dans un haras près de Pella et, de là, sans mettre un pied au palais pour voir sa famille, il avait repris la route vers les bois sacrés de Dodonê.
C'était l'époque où les pâtres gardent les moutons et les chèvres dans les montagnes, où le blé vert pâlit sur les coteaux les plus ensoleillés, où les grains apparaissent sur la vigne.
Nous avions, cette nuit-là, payé pour deux chambres dans la seule auberge d'un village, au croisement de deux vallées. Il n'y avait qu'un seul lit dans celle que je partageais avec Alexandros. Assis sur l'encadrement de la fenêtre, j'admirais le lever de Selênê, dans le ciel du soir.
Dans mon dos, sur le lit, Hêphaistion et Alexandros murmuraient. Un tissage d'arguments artistiques et philosophiques, brodé à tout va de citations des grands tragiques. Si je m'étais retourné, je les aurais peut-être surpris épaule contre épaule, et peut-être même les yeux abaissés, voilés par de longs cils, et les joues d'Alexandros un peu plus roses que d'habitude. Je m'interdisais toute jalousie : Alexandros brillait dans ces discussions intellectuelles que je n'avais sues lui offrir.
J'avais espéré qu'ils s'apprivoisent, tous les deux, et que notre horrible situation se stabilise en un compromis moins douloureux ; un éclat de rire bas me chatouilla, entre les omoplates. Chaud, et doux comme le soir, dans lequel dansaient les premiers vers luisants. J'avais eu peur, si peur... mais avec l'arrivée d'Hêphaistion se déroulait la vie d'Alexandros, avec toutes ses questions : ses sœurs, sa mère, son enfance, la poésie et la tristesse.
Il était meilleur ami que moi, qui n'avait jamais pensé à lui demander tout cela.
Un autre soir, nous campions aux pieds d'une bergerie. Le pâtre nous avait prévenu qu'il y avait des loups, dans la vallée, et qu'il devait y en avoir qui rôdaient, parce que les chiens étaient inquiets – ils sentaient la présence d'Hêphaistion, mais la crainte du berger était bien pratique : le spectre pourrait se nourrir facilement, et on blâmerait les bêtes sauvages.
Alexandros m'accompagna au ruisseau remplir les outres. Les chouettes s'appelaient déjà dans les arbres, et les coucous dans le lointain.
— Tu sais, lui dis-je, tout en me baissant sur l'eau glacée des montagnes, si toi et Hêphaistion, vous vouliez...
— Quoi ?
— Je dis juste que s'il te plait...
— Je ne suis pas comme ça.
Comme mon père, pensait-il sans doute, avec toutes ses épouses et tous ses amants.
— Je ne te dis pas que tu dois répondre à ses sentiments, lui dis en me relevant. Juste que s'il te plait, si tu en avais envie... ça ne me dérangerait pas.
— Tu ne serais pas jaloux ?
— Non.
— Pourquoi ?
J'essuyai mes mains glacées sur mon chiton avant de le saisir par la taille, un peu fermement, parce qu'à force de tâtonnements, j'avais compris qu'il aimait ça : que je sois un peu trop entreprenant, quand je lui donnais des raisons de douter de mon attachement.
— Je t'aime, affirmai-je.
— Alors pourquoi veux-tu me prêter à quelqu'un d'autre ?
Je ne te prête pas. Tu ne m'appartiens pas.
— Parce que je voudrais que tu sois heureux, et lui aussi.
Il se fondit contre moi, le front ma joue, les bras autour de moi.
En un souffle, tout bas, il affirma contre mon cou :
— Mais je suis heureux... Tu es tout ce dont j'ai besoin.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...