Akhilleus
Comment as-tu osé descendre dans ces ténébreuses demeures habitées par les ombres insaisissables, par les images des hommes qui ne sont plus ?
Odysseus
Noble Akhilleus, nul homme n'a jamais été ni ne sera jamais plus heureux que toi. Durant ta vie nous t'honorions comme un immortel ; et maintenant que tu as cessé d'exister, tu règnes en ces lieux sur les âmes des morts. Ne t'afflige point d'être descendu dans les sombres demeures !
Akhilleus
Illustre fils de Laértês, ne cherche point à me consoler du trépas ! J'aimerais mieux, simple cultivateur, servir un homme pauvre qui ne posséderait qu'un faible bien, que de régner sur toutes ces ombres !
— L'Odyssée, chant XI
***
Au-delà du palais s'étendait un champ d'asphodèles, assez hautes pour nous encadrer jusqu'aux cuisses. Nous étions d'humeur joyeuse – d'une de ces joies qui passe après la peur et qui enivre, avant de retomber de laisser place à l'épuisement. C'est dans cet état d'euphorie que je résumais à Philippos, en lui épargnant les détails les plus sordides, ce que nous faisions là : qu'il avait été gravement blessé, que le dieu Hermês lui-même était intervenu pour le sauver, qu'il avait refusé de m'abandonner à la mort et que nous cherchions la sortie, pendant que le dieu détournait de nous les pires créatures des environs.
J'allais jusqu'à l'épisode de la fontaine. Il m'écouta avec attention, les yeux grands ouverts, avec un air de bon élève, très calmement. Je ne savais si c'était parce qu'au fond, il avait toujours quarante ans et de nombreuses campagnes derrière lui, ou s'il pensait avec l'esprit d'un adolescent et était trop choqué pour réagir autrement que par de petits hochements de tête.
Tout en parlant, je l'observai.
Si Philippos avait été à Mieza avec nous, il aurait fait partie de ces garçons qui, pour un regard plein d'espoir dirigé vers Pausanias, aurait été la risée de tous les autres pendant une semaine. Il était grand pour ses quinze ans, avec les jambes et les bras trop longs, aussi dégingandés que ceux d'un poulain à peine sorti du ventre de sa mère. Des boutons dévoraient ses joues de garçon, il avait le menton plutôt fuyant et d'épais sourcils d'homme, très mobiles, qui lui donnaient vite un air triste et renfrogné. Enfin, il avait le nez plutôt imposant de sa famille – cela n'avait pas beaucoup changé.
J'en conclus que la barbe lui allait bien, et qu'il devait avoir fait partie des jeunes gens qui essayaient toutes sortes de recettes bizarres pour s'enduire les joues en espérant qu'elle poussera plus vite et plus épaisse.
Je terminai mon résumé. Un court silence plana. On entendait les corbeaux dans le lointain et le froissement des longues tiges des asphodèles, alors que le vent, auquel je restais insensible, imposait aux grappes de fleurs blanches d'hypnotiques mouvements de balanciers.
Enfin, Philippos déclara que tout cela n'était pas si grave, et qu'il suffisait de trouver un peuplier blanc.
— D'après les hymnes secrets, la source de la mémoire jailli d'entre les racines de cet arbre et il ne pousse qu'auprès d'elle. Nous n'avons qu'à le trouver et voilà !
Je manquai lui dire : comment ? Regarde autour de toi, il pourrait être n'importe où ! Mais s'il avait l'esprit de son âge apparent, je refusais de le terroriser avec de telles paroles. Il fallait que je trouve une solution, que je ravale cette histoire d'hymnes secrets que personne ne m'avaient enseignés, que je sois enfin l'adulte de la situation.
Je pris une grande inspiration. Je ne savais pas à quel point j'avais conservé mes pouvoirs, dans ce monde, en dehors de la force qui m'avait permis de menacer Perdikkas. Je me concentrai sur les croassements des corbeaux avant d'émettre un long sifflement, le bras tendu vers les airs. Trouver un arbre blanc, cela ne pouvait pas être si difficile, non ? Dans le lointain, je n'apercevais que des troncs et des feuillages sombres. Le peuplier serait facile à distinguer...
... s'il ne se trouvait pas de l'autre côté des enfers.
Un oiseau se posa enfin sur mon bras. Les corbeaux, à la surface, sont les messagers d'Apollôn : Artémis en prenait soin avec une tendresse particulière, lorsqu'ils s'aventuraient dans notre vallée, et parlait avec eux pendant des heures. Celui-ci était un corbeau originel, d'une blancheur d'os [1]. Un frisson de dégoût parcourut ma peau. Les plumes tenaient sur des os dénudés et ses yeux, laiteux, avaient l'opacité de la mort.
Je n'avais jamais parlé à un animal mort. Il tournait la tête, curieux, à la façon de ses cousins de la surface. Je déglutis péniblement. Le plus simple aurait été qu'il me prête ses pupilles pour que je cherche le peuplier blanc depuis le ciel. Je m'imaginai dans ce corps osseux et la nausée remontait de mon ventre. Cela me rappelait trop le corps d'Hêphaistion, ce corps qui avait été le mien dans nombre de mes souvenirs.
Au coin de ma vision, je surpris l'expression admirative de mon protégé. Je me redressai un peu en m'éclaircissant la gorge.
— Tu peux faire ça sans rituel ? me demanda-t-il. Sans offrandes et sans formules ?
Il y avait quelque chose de vorace dans sa voix. La curiosité faisait bondir ses sourcils sur son front, arrondissant ses yeux, auxquels l'atmosphère terne de ce monde donnait une teinte d'ardoise pâle.
— Bien sûr. Toutes les chasseresses d'Artémis savent faire cela.
— Et tu peux le faire avec tous les animaux ?
— Ceux qui volent et ceux qui arpentent la terre.
— Tu m'apprendrais ?
— Il faut être initié aux mystères d'Artémis, marmonnai-je.
Je pensais que cela suffirait à le rebuter, mais au contraire, il tendit la main pour essayer de caresser l'horrible oiseau mort.
— Il faut être vierge et le rester, ajoutai-je.
Il retira sa main avec un ah, déçu, et je me demandai s'il avait déjà vécu l'épisode embarrassant où se faisait prendre avec son premier compagnon.
[1] Pour les Grecs, les corbeaux étaient noirs car Apollôn les avait brûlés, car un des leurs lui avait porté la mauvaise nouvelle de l'infidélité d'une de ses compagnes.

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La Flèche d'Artémis
FantasíaAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...