Livre I - Chapitre 5

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Dèmèter le frottait d'ambroisie, comme s'il était né d'un dieu.
La nuit, elle l'enfouissait dans le feu,
comme une braise.

— Hésiode, Hymne pour Dèmèter


***

Le dîner fut un calvaire.

Nous fêtions l'anniversaire d'un des garçons des basses terres. Nous avions déplacé la table dehors ; au-dessus d'un grand brasier, on avait mis un porc en broche, que l'on tournait tout en faisant passer des figues et du vin. Quelqu'un jouait de la flûte ; un autre déjà ivre, le corps nu, huilé, doré comme du bronze à la lumière des flammes, dansait avec lance et bouclier les mouvements d'un duel imaginaire.

J'avais trop bu, trop vite. L'odeur de la viande grillée me dégoûtait. Je me rappelai l'odeur de la mienne lors des rituels du feu ; je me rappelai le corps démembré, profané...

Je buvais plus que je n'avais bu depuis que j'avais quitté les cavernes des prêtresses. J'étais Orestis trop étroitement mêlé à Hêphaistion, à la fois mort et vivant, sain et aussi cuit que ce porc donc la graisse gouttait sur les bûches ardentes. Quelqu'un, encore un quelqu'un sans visage que ma tête embrumée d'alcool ne reconnaissait plus, s'était tressé une couronne de lierre et se mit à crier : Bakkhos ! Bakkhos !

Je le sentais couler dans mes veines, m'enserrer la tête comme des lianes. Bakkhos, Dionysos, deux fois né, homme et femme, Dionysos au faux visage. Sa folie libératrice m'effrayait. Je devais me dissimuler aux yeux des autres, et même aux miens : Orestis aurait dû disparaitre plus complètement que ça. J'aurais dû laisser partir le visage de ma mère et sa vengeance.

Je quittai la fête alors que le soleil passait les montagnes qui, à l'ouest, étreignent les vallées de Makedonia. Mes tempes battaient avec le tambour qu'on venait de sortir. Il me suivit sur l'escalier de pierres brunes qui menait à la terrasse bien ordonnée et, de là, à la villa aux murs blanchis à neuf. Dans les profondeurs aussi, il y avait eu ces percussions, ces rythmes qui abrutissent, qui tonnent dans le ventre, les accords discordants et le vin, tant de vin mêlé aux divines épices...

Enfin couché sur mon matelas, je me couvris le visage d'un bras. L'odeur de grillade remontait jusqu'ici par le volet entrouvert. Ivre, je ne pouvais repousser l'angoisse : j'imaginai que c'était Hêphaistion, que c'était moi.

Le sommeil m'emporta par surprise. Il me tira de mes angoisses vers les profondeurs d'un cauchemars éclairé par une lumière argentée.

Je déambulais sans but entre les troncs d'oliviers centenaires, sous leurs feuilles d'argent qui, en tombant au gré des bourrasques, effleuraient ma peau avec des bords aussi tranchants que ceux d'une lame. À peine audible à travers les bruissements du feuillage, une comptine me poursuivait : Philippos... Attalos... Agathoclès...

Et enfin mon nom : Orestis, fils d'Argaios... Orestis... Orestis...

C'était ma voix qui chantait ; ou, plutôt, la voix que j'avais usurpée en volant le nom, le corps et l'histoire d'Hêphaistion...

Je sorti du sommeil avec une brutalité propre aux cauchemars. Je respirai mal, comme si un poids énorme reposait sur ma poitrine. Ouvrant les yeux, je ne distinguai d'abord rien d'autre que les étincelles qui dansent derrière des paupières closes. La nuit était tombée, profonde ; puis ma vue s'affuta, j'empruntai l'acuité nocturne de ma chouette et je reconnus enfin la chose qui m'entravait. Une silhouette noire, brumeuse, effilochée, froide ; ses doigts bien écartés s'étalaient sur ma poitrine alors que ses bras, ses coudes et sa poitrine s'appuyaient avec la lourdeur du plomb.

La chose susurrait, d'une voix sifflante et fragile... non pas mon nom, à moi qui l'avait pourtant privé de sa vie, mais : Alexandros ?

Je prononçai d'un murmure furieux les formules d'Hêkatê, gardienne des frontières et des choses sombres et errantes. Le spectre bondit aussi vivement que si je l'avais brûlé ; il me suffit de me redresser avec un air menaçant pour qu'il disparaisse à travers ma fenêtre ouverte.

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant