À l'aube, Parmeniôn décida de remplacer le sacrifice du matin, qu'Alexandros officiait en l'absence de son père, par une hécatombe à la gloire d'Apollôn.
On mena à travers le camp les bœufs pris aux Skuthoi. Outre le don aux dieux, le général espérait remonter le moral des troupes en les nourrissant de la viande des bêtes tout en réduisant un troupeau que nous ne pouvions faire pâturer et dont la chair fondait déjà. Le rituel dura toute la matinée – il faut du temps et des bras pour assommer et égorger cent bovins, et plus encore pour les découper, brûler la part des dieux et cuire celle des hommes.
L'odeur qui planait sur le camp n'était pas si différente de celle des bûchers des soldats... du bûcher de Démêtrios, et de celui de Philippos si les dieux s'acharnaient à lui refuser leur aide.
— Je ne comprends pas pourquoi il est dans cet état, s'étonna Ptolemaios.
Je n'aimais pas avoir à discuter de cela avec lui, mais Kleitos ne m'avait pas laissé le choix. Nous nous tenions en marge de la cérémonie avec Parmeniôn qui, les bras croisés, observait Alexandros en faisant mine de m'ignorer.
— Les dieux ont toujours soigné ses blessures, continua Ptolemaios. Il devrait déjà aller mieux.
— Peut-être, hasarda Kleitos, que nous avons commis une faute qui n'a pas été lavée... ou manqué un signe. Tu devrais interroger...
— C'est compliqué, au camp, le coupa Ptolemaios. Mais oui, si l'hécatombe ne suffit pas...
Le sang ruisselait sur la montagne depuis l'autel élevé pour le prince. On ne pouvait enlever à Alexandros qu'il savait s'y prendre, après avoir assisté, depuis sa plus tendre enfance, aux gestes religieux de son père.
Parmeniôn prit enfin la parole. Ses traits creusés par la fatigue allaient de pair avec son ton lugubre.
— Ne vous vient-il pas à l'esprit que les dieux pourraient l'abandonner ? Volontairement ?
Son regard, d'une horrible fixité, suivait l'épée avec laquelle Alexandros abattait, l'une après l'autre, les bêtes pour le dieu guérisseur.
— Alexandros a seize ans. Ils estiment peut-être, là-haut, que Philippos ne leur est plus assez utile pour mériter leur protection.
— Tu blasphèmes, murmura Ptolemaios.
— Et Alexandros n'est pas prêt, ajouta Kleitos.
— Alors pourquoi ne l'a-t-on pas laissé à Mieza, comme je vous l'avais conseillé ? demanda le général.
Ptolemaios répondit qu'ils manquaient de temps – que les signes étaient là, et les dieux ne lui avaient-ils pas donné la victoire ?
— Ton impiété ne nous aide pas, conclut-il.
— Et votre crédulité non plus, rétorqua Parmeniôn.
Je gardai pour moi le rêve, coincé derrière la barrière de mes dents, parce qu'Alexandros m'avait fait promettre, dans les heures les plus sombres de la nuit : ne me laisse pas, ne me laisse plus jamais ; promets, promets...
Et pourtant...
Et pourtant cela me rongeait. Mon rêve était-il la solution ? Le signe espéré par Ptolemaios et Kleitos ? Les bœufs meuglaient, le sang ruisselait entre les pierres, la voix des aulos aux doubles roseaux sifflait avec le vent dans les branches des conifères. La fumée montait vers les nuages, blancs, blancs comme les neiges éclatantes de l'Olympos. Était-ce à moi qu'on avait confié la charge de sauver le roi, en abandonnant le prince auquel on m'avait attaché ?
L'astre du jour apparut derrière les nuages. Me revenaient les vers des grands poètes : Ô Roi, nous te demandons de nous dire comment nous vivrons maintenant...
Et sur le visage d'Artémis, que j'imaginais mâle et doré, fleurissait un mince et cruel sourire. Hommes insensés, misérables, avides d'inquiétudes, de douleurs amères et de gémissements de cœur... que chacun de vous ait dans sa main droite un couteau pour égorger sans cesse... [1]
Les chants, la graisse et les os dressés en offrande – mes yeux piquaient d'insomnie et de fumée, mon estomac se soulevait. Le bois du bûcher de Démêtrios craquait et me revenaient, terribles et nauséeux, les souvenirs de la carcasse d'Hêphaistion laissée aux vers et aux bêtes.
S'il y avait une faute qui attirait le malheur sur cette armée, était-ce la mienne ? Ou une déesse s'indignait-elle qu'on traite si mal des femmes et des innocents ? Apollôn invoquait la peste, mais le carquois d'Artémis aussi contenait de telles flèches.
Alexandros, la tête couverte d'un voile blanc aux bords rougis, les mains gantées de sang jusqu'au coude, chercha mon regard par-dessus la dernière carcasse.
Je lui répondis d'un vague sourire. Les vautours tournaient autour de notre coin de ciel, avides ; nous méritions tout ce qui nous arrivait.
Si je parlais du rêve, les autres me forceraient à le suivre – à abandonner Alexandros, alors qu'il n'avait plus confiance en personne à part Kleitos et, sans doute, Pausanias. Si je continuais à me taire... Philippos mourrait, et après ? Il suffisait que Parmeniôn fasse acclamer Alexandros par l'armée, puis qu'il le mène jusqu'à Aigai, la vieille capitale, pour que cela soit fait face à l'Assemblée...
Je fouillai des yeux le visage du vieux général, avec ses rides et sa bouche dure. Je n'arrivais pas à m'imaginer dépendre de lui ; sous sa protection, Alexandros ne se sentirait jamais en sécurité... et moi non plus.
Je déglutis. Ma salive passa difficilement le roc d'angoisse qui me bloquait la gorge.
— Kleitos, dis-je tout bas.
Je lui fis signe que je voulais que nous parlions, seuls, et nous nous éloignâmes de quelques pas. Je lui bégayai des excuses, les raisons de mon silence : la tentative de meurtre, Alexandros, Alexandros que je ne voulais pas quitter, tous les autres en qui je ne pouvais avoir confiance pour le protéger. Je ne parlais même pas du rêve – je n'en eu pas le temps avant que les sourcils de mon instructeur se rapprochent jusqu'à barrer son visage.
— C'est à toi qu'ils ont parlé ? Et tu n'as rien dit, depuis tout ce temps ?
— Je...
Inutile de répéter mes excuses. Elles étaient sincères mais creuses, et puis, j'espérais que Kleitos prenne la décision à ma place ; que quelqu'un, la seule personne en qui Alexandros avait encore confiance, me commande de l'abandonner ou de laisser mourir Philippos.
[1] Homère, Hymnes homérique, Hymne I : à Apollôn, traduction de Leconte de L'Isle.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...