Je fus affecté à l'aube au service du petit déjeuner du roi. L'affaire était privée, sans doute parce que la monumentale fête de la veille créait un besoin d'intimité. Il n'y avait donc, autour de la table, que Philippos tout au bout, son second Parmeniôn à l'opposée, et entre eux Alexandros, Kleitos et un jeune officier de cavalerie, Ptolemaios fils de Lagos, que j'avais croisé quelques fois sans avoir l'occasion de lui adresser la parole et qui ressemblait si visiblement au roi que je me demandais qui se laissait abuser par son patronyme. Enfin, la table était complétée par un de nos camarades de Mieza, Leonnatos, un cousin du roi par la branche féminine qui brillait autant par sa beauté que par sa bêtise.
J'étais le seul page et devinai vite pourquoi on m'avait choisi.
— Toutes mes félicitations, cousin ! s'exclama cette tête creuse de Leonnatos en m'envoyant un clin d'œil très appuyé. Alors comme ça tu es un homme, maintenant ?
Les oreilles d'Alexandros virèrent au rosé. Son père lui jeta un regard perplexe, notre démonstration de la veille n'ayant visiblement pas atteint ses oreilles, alors que Kleitos dirigeait vers moi le même regard, couronné d'un impressionnant froncement de sourcils.
— Oui, mentit Alexandros tout en déchirant, avec application, une galette d'orge, de sésame et de miel.
Dans l'instant de silence qui suivit, quatre paires d'yeux sautillèrent du prince à moi, qui me tenais en retrait, puis de moi au prince.
Le rose avait conquis sa gorge et progressait lentement sur ses pommettes.
— Alors, tu vois, continua Leonnatos avec un sourire aussi vide que radieux, la pondération, le refus des choses terrestres, toutes ces conneries de philosophe, là, ça vaut vraiment pas une bonne soirée de...
— Je crois qu'on visualise, le coupa Ptolemaios.
— C'est un grand jour pour le royaume ! Au moins, maintenant, on sait que notre petit Alekos n'est pas impuissant. (Puis, levant le nez vers moi, il demanda...) N'est-ce, pas Hêphaistion ?
J'évitai le regard en coin de Philippos. Lui devinait sans doute que je n'avais pas passé ma soirée dans le lit de son fils – quant à moi, je chassai l'image d'Alexandros crachotant dans un pot de chambre pendant que je retenais ses longues mèches blondes.
— Laisse le tranquille, maugréa Alexandros. Il est là pour faire le service, pas pour que tu le harcèles.
— Mais c'est vrai que ça se fête, ce genre de choses, intervint Parmeniôn.
À soixante-cinq ans, il avait l'âge d'être son grand père ; il connaissait Philippos depuis trente ans et commandait son aile gauche depuis qu'ils avaient accédés ensemble à la royauté.
Il y eût un échange silencieux entre les deux hommes, des sourcils incurvés et des sourires rusés, et puis...
— Pas un mot.
— Quoi ? s'étonna Kleitos.
— Non, rien, prétendit Parmeniôn. De vieux souvenirs de Thebaï.
— J'étais à Thebaï, protesta-t-il avant d'ajouter, en se tournant vers Philippos : dans la même maison que toi.
— Il y a des choses qu'on ne raconte pas à un garçon de neuf ans.
— Comme ?
— Il s'est fait attraper par Epameinondas [1] dans un bordel tenu par une sorcière, précisa Parmeniôn.
Kleitos recracha son lait de chèvre par le nez.
— Ce n'était pas un bordel, corrigea Philippos. Elle louait juste des chambres à des garçons qui voulaient s'amuser dans le dos de leurs pères et menaçait de leur jeter des malédictions s'ils ne payaient pas.
— Mais c'était avec qui ? insista Kleitos.
— Le gars de la palestre à qui j'avais cassé le nez.
— Mais il ne savait même pas prononcer ton prénom et passait son temps à dire que les Macédoniens baisent des chèvres !
— Nous avions un plan très élaboré pour que personne ne se doute de rien, et ça a fonctionné jusqu'à ce que Parmeniôn me dénonce à Epameinondas – et il avait bien raison, ça aurait très mal tourné si on avait été surpris par des personnes mal intentionnées, mais ce n'est pas le sujet. Alexandros...
L'intéressé toussota des miettes de galettes dans son poing, désagréablement surpris que la conversation revienne sur lui.
— ... ils ont raison, la première fois d'un prince, ça se fête. Je pense que je vais t'offrir un haras.
— Pourquoi ? Parce que, ivre, j'ai ramené un garçon dans mon lit ?
Je me tassai dans mon coin de la pièce et ignorai un nouveau coup d'œil, rapide et furtif, de la part de Philippos. La vérité était encore moins glorieuse que cela : ivre, j'ai fait semblant de ramener un garçon dans mon lit avant qu'il m'abandonne en passant par la fenêtre.
— Tu es le fils du roi, répondit Parmeniôn. On ne parle pas de deux esclaves qui vont s'amuser au fond d'un cellier, ce genre de... détails, ont leur importance pour l'avenir de Makedon.
Alexandros repoussa son assiette d'un air dégoûté.
D'une voix douce, Ptolemaios intervint :
— Tu sais, c'est un tout. Amyntas et moi avons aussi un haras quand nous sommes devenus des hommes. Prends le pour ta première campagne, si tu préfères.
— Amyntas a eu des terres ? Quelles terres ?
— Le domaine du calice, répondit Philippos.
— Mais c'est ton meilleur élevage ! s'étrangla Alexandros. C'est de là que viennent tes destriers personnels depuis que tu es roi ! Comment est-ce que tu as pu lui donner à lui ?
— Et à qui voulais-tu que je le cède ? s'emporta Philippos. C'est son père qui a fondé cet élevage à partir de rien, c'était son préféré, ça aurait eu l'air de quoi, si je l'avais laissé à quelqu'un d'autre qu'Amyntas ?
— Je vois.
— Quoi ?
— Qu'Amyntas ne se souvient qu'il y a eu un autre père que quand ça l'arrange.
— Ça suffit, coupa Parmeniôn. Tu sais ce qui déplait aux hommes ? Bien plus qu'un commandant qui méprise leurs plaisirs ? Un commandant qui manque de respect à ses parents.
Leonnatos parut soudain fasciné par les noix et les fruits secs dans son assiette.
— En prime, continua Parmeniôn, il faut être d'une singulière ingratitude pour se plaindre que les autres reçoivent des miettes, quand il est évident que c'est à toi que ton père réserve les morceaux qui importent.
Un silence pesant tomba sur la table. Ptolemaios regardait dans le vide ; Alexandros, blême, restait d'une immobilité absolue, pendant que Kleitos se grattait la barbe, pensif, et que Philippos fixait son fils dans l'attente d'excuses qui tardaient à venir.
— Je te prie de me pardonner, finit-il par prononcer, pour mon insolence. Je te remercie pour toutes les largesses dont tu fais preuve à mon égard. Puis-je sortir de table ?
— Fais ça, lui accorda Philippos.
Et puis il ajouta, juste avant qu'Alexandros ne passe la porte :
— Tu n'as qu'à prendre ta journée, Hêphaistion. Passez-la en amoureux, mon fils a visiblement besoin de se détendre.
Je m'empressai d'obéir.
Alexandros claqua la porte derrière nous.
[1] Général Thébain du début du IVème siècle, il remporte deux victoires écrasantes contre la Sparte, mettant fin à son hégémonie. Il est considéré comme un génie militaire et le précurseur des innovations militaires du roi Philippe II de Macédoine.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...