Livre III - Chapitre 17 (4)

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Je ne portais plus mon armure, mais un chiton rapiécé cent fois. Qu'importe, puisque je portais par-dessus une superbe fourrure de lynx argenté. Des griffes et des crocs percés comme des perles ornaient mes vêtements ; j'allais pieds nus, et mes doigts enlaçaient amoureusement le manche de frêne de ma lance à pointe d'obsidienne. Philippos se porta de nouveau à ma hauteur. À son silence et à son air, et à la clarté qui baignait toute la clairière, je compris que mes yeux brillaient de l'éclat d'argent, divin, qui me désignait comme un rejeton de la déesse.

Je l'impressionnais ; j'aimais ça.

Quelque chose frappait le sol de la forêt. L'humus assourdissait ce battement. Une grande respiration soufflait entre les arbres, à travers de puissants nasaux. Enfin la silhouette émergea, colosse d'ombres et de muscles jaillissant de la brume, entièrement noir, les cornes immenses, argentées, bien dirigées vers l'avant.

C'était un taureau, gigantesque, sauvage. Pas de ceux que les hommes ont changé en tuant les méchants et en gardant les gras et les gentils. Celui-là venait d'un temps immémorial, quand seuls les dieux et les déesses arpentaient la terre. Il sortit de sous les arbres pour écarter les hautes herbes de la clairière, s'arrêta en plein milieu. Son regard croisa le mien.

— Il ne fait que passer, n'est-ce pas ?

— Non, répondis-je. Nous sommes chez lui, ici.

Et une part de moi sentait, par l'instinct inexplicable de ceux qui ont connu les mystères des chasses d'Artémis, qu'il était là pour moi. Pour m'éprouver, ou pour s'éprouver lui-même – les bêtes aussi, lorsqu'elles sont aussi nobles que celle-là, ont leur propre destin, leur notion de l'honneur. Il me fixait de ses yeux d'argent ; j'y plongeai les miens.

Tu apportes un petit d'homme sur les terres sacrées, me réprimanda l'auroch d'une voix profonde. Un fils de lieurs de chevaux et de racleurs de terre.

Je ne te le donnerai pas.

Tu te perds. Je sens sur toi la souillure de l'humanité.

Je ne suis pas encore assez perdu pour te supplier de me laisser passer, et je ne peux revenir sur mes pas.

Je défis la peau de lynx et la tendit à Philippos. Le taureau, lui, baissa la tête, ses cornes immenses frôlant les fleurs étoilées.

— Tu vas te battre contre ça ?

— Je croyais que tu avais vu des garçons le faire, à Thébaï ? plaisantai-je.

— Mais il est... tu vas...

Il est énorme, oui, pensai-je : sa tête était au moins plus massive que mon buste, et son garrot bien plus haut que ma tête.

Pourtant, je n'avais pas peur. Mon sang chantait dans mes veines, mon corps se tendait tel la corde de l'arc et de la lyre, vibrant d'une joie terrible et morbide. Tous les mystères ne s'accomplissent pas par des hymnes, des drogues et de longs rituels – ceux de la vallée se dansaient avec la chair, la mort, les griffes, le cœur en cavalcade.

— Souviens toi de mon nom et de mon odeur, commandai-je. Je ne veux pas que tu t'approches, reste près des arbres et pense à moi : si le monde devient flou autour de toi, c'est ainsi que nous nous retrouverons.

J'en avais la certitude alors que, ma lance de verre noir à la main, j'avançai vers le seigneur des bois.

Un sabot gigantesque racla le sol. Le souffle sortit du mufle de la bête coucha les hautes herbes, une fois, deux fois.

À la troisième, il chargea.

Je bondis pour éviter la corne, puis pour foncer vers son cou et darder ma lance juste avant l'épaule – je vis l'obsidienne atteindre sa cible, et pourtant, mes bras ne sentirent aucune résistance. Je dansai autour du taureau, esquivai, gardai sa tête à distance en dirigeant ma pointe vers son œil. Il rompit notre passe d'arme le premier, s'éloigna de nouveau vers les arbres ; je gardai le regard rivé sur lui, à chaque instant. Ne reviens pas sur tes pas, ne regarde pas en arrière. Ma proie n'était jamais, jamais en arrière, mais les arbres et le sentier...

De toute façon, elle ne me laissait pas le loisir de regarder ailleurs. Le seigneur chargea encore ; encore, je l'atteignis au cou, et encore une fois, la pointe tranchante ne s'enfonça que dans du vide. Une illusion ? Le sol tremblait sous le poids de l'animal, sa masse déplaçait l'air autour de moi. Son odeur chaude, lourde, musquée, envahissait mes narines. Alors pourquoi ?

Il recula de nouveau. Il ne semblait pas déterminé à me tuer, sans quoi il se serait acharné plus que cela. Je revins vers le bord de la clairière. Il me suivit des yeux jusqu'à ce que je pose ma lance contre un tronc et m'avance de nouveau vers lui.

Que veux-tu ?

Et toi, chasseur ?

Il baissa la tête. Ses cornes avaient la forme d'une lyre, partant bien écartée depuis un large front avant de se rapprocher, pointées vers moi. J'attendis. Les pieds légers, les jambes souples.

Voulais-je sa mort, moi qui regrettai la sauvagerie que j'avais laissée pour devenir Hêphaistion ?

Viens danser avec moi, répondis-je.

Il vint. Un torrent, que nul homme n'arrêterait – et moi, flèche d'argent vive, je m'élançai vers lui pour saisir les cornes et sauter sur son dos. Il était si massif que je pus y atterrir légèrement avant de repartir dans l'herbe.

Il était grand, immense, oui... et moi, j'étais plus rapide, plus fort, plus souple qu'aucun humain. La terre accueillait mes pieds nus en amante ; mes muscles chantaient, mon sang brûlait d'un éclat d'argent. Il ne restait plus rien du masque qu'on m'avait imposé, du poids de l'âme morte d'Hêphaistion. Je n'étais plus que mouvement, puissance, peur, étreint par l'excitation enivrante que provoque le risque extrême.

Moi-même, réduit à ce que j'avais de plus vrai.

Nous dansâmes ainsi jusqu'à ce que toutes les voix se taisent dans ma tête. Et alors, haletant dans les herbes et les fleurs piétinées, mes longs cheveux collés à mon front, à mon cou, j'échangeai avec lui un long regard. Il approcha lentement, pesamment ; je tendis la main. Il posa son mufle humide contre ma paume, souffla, repartit et s'enfonça dans les bois.

Ne restait plus que ma respiration. Ma sueur. L'odeur riche de la forêt. Enfin, les pas discrets, assourdis par le sol meuble, de Philippos qui me rejoignait. Il ralentit en m'atteignant. Je pris mon temps avant de lever les yeux vers lui. Je voulais profiter de moi-même encore un instant, à présent que je j'avais retrouvé l'image de mon âme.

Mais quand je croisai enfin son regard...

— Tu es magnifique.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant