Livre III - Chapitre 20 (5)

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— Dis-moi.

— La vérité, c'est que, sans cela, il t'aurait laissé mourir. Cela ne diminue en rien l'attachement qu'il a pour toi, mais... Philippos est le roi. Il n'a pas le loisir de se sacrifier pour les autres, à l'exception d'Alexandros.

— Mais il l'a fait pour moi.

Je savais que c'était étrange ; je me souvenais du revirement d'Hermês.

Je savais, et je n'avais voulu poser aucune question.

— Il l'a fait pour Alexandros, précisa Ptolemaios. Parce qu'Alexandros est, à notre connaissance, le seul fils de l'Olympos qui foule la terre. Dans le tissage des Moïrai, des nœuds énormes se forment autour de lui – certains de ces nœuds ont été entraperçus. Les prophéties, pour certaines, sont parvenues jusqu'aux mortels. L'une de ces prophéties, tu la connais, annonce que la Persis pourra être vaincue grâce à Alexandros, qu'une nouvelle ère pourra s'ouvrir avec lui... il y en a d'autres.

« D'autres sur sa mort. Sur Philippos, aussi : il y a longtemps, les déesses d'en dessous ont révélé à Parmeniôn qu'il mourrait après lui, et qu'ils seraient liés l'un à l'autre leur vie durant par des liens d'affection indéfectible. Voilà pourquoi Parmeniôn tient toujours sans peur la ligne, là où l'ennemi masse ses troupes les plus dangereuses, voilà pourquoi rien ne les séparera jamais... pour eux, la confiance n'est plus un choix. Elle est acquise, gravée dans la pierre indestructible et immortelle. Imagines-tu, le poids dont cela peut libérer ? Savoir qu'au bout du compte, aucune dispute ne durera, aucun obstacle ne détruira ce qui les lie.

« Alexandros... est aussi le sujet d'une prophétie de ce genre. La sienne est plus cruelle, encore que celle de mon père le condamne à ne pas connaitre le grand âge – la sienne ne dit pas combien de temps il restera à Parmeniôn après lui, ni que leurs décès seront liés. Celle d'Alexandros prévoit qu'Éros ne le frappera qu'une fois dans sa vie. Cette flèche s'enfoncera profondément ; nul ne pourra jamais la retirer, et lorsque l'objet de sa passion périra, Alexandros se flétrira et mourra dans l'année.

— Et Philippos pense que c'est moi ?

— Non. Il pense qu'il est possible que ce soit toi. Alexandros croit qu'il t'aime. Alexandros a seize ans : à son âge, il est aisé de confondre amour et attraction. Or, c'est d'amour et non de désir dont parle l'oracle.

— Est-ce que...

Je me pinçai la lèvre, étourdi par une sorte de vertige.

— Est-ce que... l'oracle... dit quoi aussi...

— Non, répondit Ptolemaios. L'oracle ne dit pas que ce sera réciproque.

— C'est injuste.

— Rien n'est juste, en ce qui concerne Alexandros. C'est pour cela que nous avons gardé le secret aussi longtemps... même si nous n'aurions sans doute pas dû. Et maintenant, Philippos fait l'âne et refuse de lui parler s'il ne lui présente pas des excuses.

Ptolemaios lâcha un long soupir.

— Voilà, conclut-il. À présent, tu sais. Si tu es l'heureux... ou le malheureux élu, tu sais qu'il t'aimera jusqu'à la fin de ses jours. Tout ce que vous avez à faire, ce n'est pas de vous demander si, si, si, mais comment faire pour que ce soit beau.

— Mais c'est interdit.

Il soupira une seconde fois, en se relevant.

— Non. Artémis t'interdit de perdre ta virginité avec lui, c'est tout... et heureusement, l'amour, ça ne se limite pas qu'à ça.

Il me laissa. Je restai là, seul, à émietter des brins d'herbe et à déshabiller des brindilles. C'était trop énorme pour que je conçoive tout cela – moi qui peinait à voir au-delà du prochain cycle de Selênê, je ne pouvais imaginer le reste de ma vie.

Au bout d'un moment, je quittai la pâture. J'étais toujours étourdi de ce secret énorme, ce lien qui, s'il existait, signifiait qu'Alexandros ne se débarrasserait jamais totalement de moi.

Cette nuit-là, juste avant que je ne mouche la mèche de la lampe, dans la chambre de Philippos, je lui dis :

— Ptolemaios m'a expliqué pourquoi tu étais resté à mes côtés.

Cela m'avait heurté, à peine un instant ; et puis j'avais balayé ce malaise, parce que ce qui importait, c'était tout ce qui avait suivi.

Philippos reprenait plus de pavot, et cela l'alanguissait. Il se contenta de m'observer, d'un long regard un peu méfiant, un peu peiné qui me poussa à saisir sa main. Je craignais trop que mes mots soient insuffisants.

— Mais tu ne savais pas tout ça, quand tu m'as promis de te battre avec moi pour Hêphaistion. Et ensuite, tu ne me devais rien, tu n'avais rien à me promettre... et je... je ne sais pas si je serai à la hauteur de Parmeniôn, mais j'essaierai. Si c'est bien avec moi qu'il... j'essaierai. D'en être digne.

Même si j'en étais loin, si loin, et que cela paraissait insurmontable.

— Je sais. Tu es un gentil garçon, au fond.

Quand je sortis, ce soir-là, l'air était froid, humide, fouetté par un mauvais vent du nord. Je resserrai mon manteau autour de moi, le visage tourné vers les étoiles.

Étais-je gentil, ou juste égoïste, et incapable de supporter l'absence de mon protégé ?

Alexandros, pensai-je.

Je crois que je t'aime.


[1] Une courtisane. Les hétaïres, à Athènes, représentaient le haut du panier de la prostitution.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant