L'alerte sonna alors que nous dormions tous.
Je bondis au pied de mon lit. La dague cachée sous mon oreiller dans la main, j'étais prêt ; mais je compris vite que cela n'avait rien d'une attaque : nos officiers gueulaient dans le rangée centrale comme si une horde descendait sur Pella. Nous galopâmes dehors, nos armures à la main ; on nous y offrit des sacs chargés de pierre, et quelques moqueries de vétérans, et puis nous partîmes dans la campagne.
La marche de nuit est l'un des pires exercices pour un humain normalement constitué. Piétiner à l'aveuglette, se prendre les pieds partout, subir les griffures des branches qu'on aurait évitées de jour alors que la vue lutte pour découper du noir sur du noir... je ne pouvais faire appel à ma vision nocturne sans risquer qu'on découvre l'étrange reflet de mes yeux : comme les autres, j'avais l'impression de ramper dans un labyrinthe de roches et de buissons épineux. On nous avait ordonné de suivre en silence, ce à quoi nous échouions lamentablement, à force de tomber de ci de là en laissant échapper des jurons.
Enfin, la promesse de l'aube annonça la fin de la corvée. Elle révéla une immense ferme basse entourée de prés immenses, rabotés par le soleil et les troupeaux, que ne ponctuaient plus que les mauvaises herbes les plus âpres. Nous avions monté toute la nuit, légèrement, mais même ces pâturages un peu plus en altitude que Pella avaient brûlé.
Nous nous écrasâmes à l'entrée du groupe de bâtiments. Après les entrainements du jour, la marche forcée nous avait épuisée. Un garçon près de moi se mit à ronfler quelques respirations après s'être allongé par terre. Il ne continua pas longtemps : un des pages de la dernière classe d'âge le réveilla d'un léger coup de pied dans le mollet avant de nous jeter, à chacun, un oignon et une galette.
— Mangez, on repart avec le soleil avec les chevaux qu'on redescend au palais.
Un gémissement collectif nous échappa. Moi, je fixai mon oignon comme si on m'avait offert une pomme d'or. J'affutai mon odorat et... oui. Nous n'étions pas dans une simple ferme mais dans l'un des haras du roi. Je me retins d'éclater de rire. Les autres m'auraient pris pour un fou, incapable de comprendre le soulagement qui me balaya.
Pour une fois, j'avais la Fortune avec moi.
Je prêtai la plus grande attention au chemin du retour. Nos officiers nous avaient menés en zig-zag dans un maquis qui séparait l'élevage du palais, que nous apercevions au loin, dans l'horizon rosé du matin. Un route agréable contournait les fourrés.
Je me sentais légèrement euphorique car enfin, toutes les pièces s'assemblaient ; mais je devais garder en tête les critiques d'Alexandros et l'urgence posée par ma réputation. La fuite de Térês déclencherait la guerre aussi sûrement que son assassinat. Hors de question qu'on me laisse en arrière sous prétexte que je ne savais agir en groupe !
Je repérai le plus mauvais cavalier parmi mes camarades et menai ma monture près de la sienne. Il me lorgna avec une méfiance qui confirma le jugement d'Alexandros à mon égard : si un de ses amis s'était porté à sa hauteur, il l'aurait sans doute accueilli avec une blague ; mais moi, que venais-je faire là ?
Je lui adressai un sourire crispé.
— Le cheval de devant n'aime pas qu'on le colle et le tiens a l'air d'être un suiveur. Marche derrière moi, il s'agitera moins.
Le regard soupçonneux resta alors qu'il acquiesçait à contrecœur.
Je n'avais fait aucun effort pour parler bas ; j'espérai qu'on avait pris note que je tentais de soutenir mes camarades.
Il faisait encore frais lorsque nous arrivâmes au palais. Je calculais qu'à pied, Térês et moi pourrions atteindre le haras peu avant la moitié de la nuit... je devrais ensuite voler les cheveux et revenir au dortoir avant l'aube, ce qui paraissait un peu court, mais j'avais enfin l'espoir de réussir.
On nous laissa nous effondrer dans nos quartiers. Nous avions passés l'épreuve, avec plus ou moins de succès, et on nous accordait de nous reposer jusqu'à midi ; je dormis un peu avant de partir à la recherche de Térês qui, en tant qu'otage, ne participait pas aux exercices militaires hors du palais.
***
Je le trouvai dans la bibliothèque, assis au bord d'une fenêtre. Il replia ses jambes pour me laisser une place au bout de la couchette, sans que ses yeux quittent le rouleau qu'il parcourait des yeux ; je m'installai à ses côtés.
La pièce n'était pas bondée, mais un esclave d'un certain âge époussetait les étagères, trop près de nous pour que j'expose mon plan.
— Qu'est-ce que tu lis ? demandai-je pour passer le temps.
— Sophoklês.
— De quoi ça parle ?
— D'un fils qui a assassiné son père. Tout le royaume est maudit à cause de sa présence et sa famille traverse des épreuves atroces.
— Ils devraient le chasser, affirmai-je. C'est une grave offense envers les dieux.
— C'est injuste. Il ne savait pas.
— Ça n'a pas d'importance. C'est comme Oréstês, le fils d'Agammenon : quand il a tué sa mère parce qu'elle avait assassiné son père, il savait que la malédiction frapperait.
Térês enroula le papyrus. Il ne leva pas les yeux vers moi et déclara, tristement :
— Les dieux sont injustes
Un frémissement me parcourut.
C'était vrai, mais il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à prononcer à haute voix.
— Ne dis pas ça.
L'esclave s'éloigna. Je me rapprochai de Térês jusqu'à nous retrouver épaule contre épaule et alors, je murmurai :
— Je pense qu'il y a des gens qui veulent ta mort dans ce palais. Ce soir, je t'aiderai à partir.
Il écarquilla les yeux. Je crus qu'il allait pleurer mais il se reprit, se redressa, m'étudia de ses yeux bruns ; de beaux yeux de vache, doux comme ceux des animaux les plus prisés pour les sacrifices.
Puis il inspira, comme pour se donner du courage, et me demanda :
— Ils sont venus vous chercher cette nuit. S'ils reviennent...
Je secouai la tête.
— Pas deux fois d'affilé. C'est pour ça que cette nuit, ce sera mieux : les autres auront le sommeil lourd.
Il hésita encore. Le meurtre d'Euboulos avait craquelé sa confiance ; pourtant, il n'avait plus le choix. Moi seul pouvait encore le sauver.
Il dû arriver à cette conclusion car il acquiesça, d'un tout petit geste à peine perceptible.
Ne restait donc plus qu'à attendre. Malgré moi, la nervosité me gagnait : et si Térês renonçait au dernier moment ? S'il me dénonçait ? S'il paniquait en passant la muraille ou une fois seul avec les chevaux ? Hélios descendait lentement sur l'horizon ; le temps s'étirait, poisseux, et tout me grattait les nerfs. Pourtant je devais tendre la main pour relever un camarade tombé au sol, rire aux blagues grasses des autres pages et distribuer des sourires crispés qui ne convainquaient personne.
Le crépuscule dura une éternité. Térês ne mangea rien à la table commune et je n'osai le forcer ; nous allâmes nous coucher tôt et restâmes sur nos lits, immobiles, à scruter les poutres au-dessus de nos têtes. Des jours s'écoulèrent avant que les autres ne nous rejoignent, des semaines avant qu'ils ne cessent de jouer aux osselets, aux dés et à des jeux de capture de pions. Je finis par me relever pour aller disputer quelques parties que je perdis lamentablement, jusqu'à ce qu'un des pages les plus âgés ne sous-entende que nous risquions une nouvelle marche nocturne. L'envie de s'amuser passa aux autres aussi vite que le vol d'une hirondelle, et nous eûmes enfin le calme.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...