Pour ne pas rêver, je vole.
Nous approchons de la mer et des marais, là où l'Hébros, en bout de course, mêle ses ondes douces à celles, salées, que les vents poussent dans les lagunes. C'est une région vivante, vide et peuplée : les humains fuient l'insalubrité, les insectes, les inondations ; et en même temps, ils s'aventurent sur les radeaux, à travers les roselières et les buissons tranchants pour chasser et pécher.
Nos yeux scrutent notre camp en quête d'êtres invisibles. Rien. Melanthea est-elle capable de percevoir les fantômes ? Sont-ils parmi nous, ou Perdikkas s'est-il contenté de semer une mauvaise graine et d'attendre qu'elle étende ses racines d'angoisse avant de frapper ?
Au loin, la mer attend, noire, immense, invincible.
***
Que dire des jours qui nous menèrent à la mer, si ce n'est qu'ils achevaient mon printemps ?
Alexandros et Philippos s'évitaient – et lorsqu'ils ne le pouvaient pas, il y avait entre eux une fausseté rigide, des regards qui refusaient de se croiser, des sourires forcés. Il fallait être aveugle pour ignorer leur hostilité. Pourtant, je savais que Philippos regrettait. Je me forçais à ne plus l'espionner, mais j'étais devenu son serviteur personnel, puisqu'Alexandros ne voulait plus de moi et qu'il me semblait qu'Hêphé était plus en sécurité près de mon mentor. Je n'avais pas besoin de laisser trainer mes oreilles pour récolter des bribes de conversation : avec Parmeniôn qui estimait qu'Alexandros s'en sortait à bon compte, avec Kleitos et Ptolemaios qui allaient du père au fils pour lisser des plumages qu'un rien hérissait.
Et moi...
Je cherchais des signes de Perdikkas et de ses frères, partout, mais c'est Alexandros que j'espérais. Je m'asseyais près du feu et attendais le poids de sa tête sur mon épaule ; je marchais, et il manquait au dos de ma main le frôlement de la sienne lorsque, au détours d'un chemin, il s'approchait pour voler cette caresse. Je me retournais parfois en espérant un regard qu'il aurait laissé trainé sur moi en pensant que je ne le surprendrai pas, j'espérais ses sourires, ses vrais sourires timides et hésitants, j'espérais nos doigts emmêlés et sa masse contre ma poitrine, le soir, quand crépitaient les dernières branches et que je l'enlaçais...
Je l'avais redouté, je le redoutais encore lorsque je m'extirpai de rêves douloureux – Perdikkas, le sang, Alexandros, Hêphaistion, le sang, la chair, Alexandros, Alexandros et sa peau pâle aux reflets d'or, Alexandros dans mes bras, ma bouche contre son cou... Sa présence hantait mon sommeil ; son absence hantait mes heures éveillées.
Et lorsqu'il était là, pour assister son père qui avait repris les sacrifices matinaux, je ne pouvais l'approcher. Il ne me regardait pas, je n'existais plus pour lui, et je repensais à la fois à sa promesse de ne jamais m'abandonner et aux mots de Ptolemaios : ce n'est qu'un garçon, comme toi, laisse-le revenir, laisse-lui le temps, ne lui reproche pas quelques jours de douleur.
— J'aurais dû lui dire, depuis le début.
J'émiettais des brins d'herbe, assis près de la pâture avec Ptolemaios. Le soir tombait sur le camp ; Podargos et Bouképhalas, contents de se retrouver après une journée séparés sur la route, se soufflaient affectueusement dans les naseaux.
— Pourquoi ne l'as-tu pas fait ?
— Je ne voulais pas lui faire de peine.
— Ce n'est pas comme cela que devrait être l'amour.
— Comme quoi ?
— Comme des gens qui se forcent pour ne pas se faire de peine.
Lui aussi, il prit quelque chose à briser : une brindille, dont il défit l'écorce avec de petits gestes précis.
Il avait les yeux de son père et en même temps, ils contenaient un univers très différent : comme un lac secret, placide, que seules des forces incroyables pourraient perturber. Et plus j'y plongeais, plus je découvrais que cette stabilité était tout à fait sincère, très loin des remous violents qui s'agitaient sous le masque de Philippos.
— Pour ceux de notre fraternité, il y a tout ce que la vie nous impose : le mariage, les maîtres, nos commandants, la richesse, l'honneur. Et il y a tout ce qui est caché et qui peut être vrai, sincère, car il ne concerne que ceux qui se réfugient dans le même secret. Parfois, rarement, la fortune, le destin, nous donnent une épouse vers laquelle penche notre cœur : Héra et Éros, marchant ensemble... mais souvent, on se marie par obligation et on aime ailleurs. Cet amour-là, il doit être vrai, ou au moins honnête, je crois.
— Tu le connais, toi ?
— Il y a une femme, Thaïs, qui vit à Athénaï. Je l'ai rencontrée lors d'une ambassade. Nous nous écrivons.
Il jeta sa brindille et soupira, tout en observant Bouképhalas et Podargos qui, satisfaits de leurs salutations, s'étaient installés pour paître, tête à cul, pour que le balancier des crins de l'un protège la tête de l'autre des insectes qui bourdonnaient.
— C'est une hétaïre [1], continua Ptolemaios. D'une intelligence merveilleuse, enflammée, visionnaire. Nous ne pourrons jamais nous marier, mais qu'importe ? Un jour, quand nous traverserons la mer pour conquérir la Persis, elle partira avec moi. Nous verrons le monde ensemble, jusqu'à l'Océan extérieur, si Alexandros nous mène jusque-là.
Il en parlait avec une voix douce, chaude, lumineuse.
J'aurais voulu qu'Alexandros parle de moi ainsi – mais comment le pouvait-il, alors qu'il en savait si peu sur moi ? Sur Héphê ? Et il désirait tant de choses hors de ma portée...
— Vous parliez, tous les deux, de ce que vous vouliez ? m'interrogea Ptolemaios.
Je me passai la langue sur les dents, gêné.
— Il voulait plus que moi.
— Tu lui a expliqué ?
— Je voulais être gentil.
— Au prix de toi-même ?
— Je voulais qu'il soit heureux.
— Tu sais, un homme qui trouve son bonheur au dépend de celui de son amant... ce n'est pas de l'amour. C'est de la possession, de la domination.
— C'est mon prince, et mon maître.
— Est-ce qu'il cherche un amant ou un esclave ?
— C'est mon prince. C'est à moi de me sacrifier pour lui.
— Au combat, oui, acquiesça-t-il. En politique, aussi. Mais un roi ne devrait pas avoir de droits sur ton cœur. Je crois... que mon frère cherche quelqu'un qui l'aime. Qui l'aime vraiment. Pas un serviteur qui ne s'incline que par obligation.
Je me tus. J'avais la gorge douloureuse. Avais-je encore mal compris ? Toutes ces nuits que j'avais passées avec Alexandros, à craindre ses demandes, tous les moments où j'avais cherché à me refuser à lui sans qu'il s'en rende compte... avais-je fait plus de mal que de bien ?
— C'est trop compliqué.
— Je sais, approuva Ptolemaios. Personne n'aime et ne désire de la même façon, c'est une gageure de trouver celui ou celle auprès de qui toutes les pièces semblent s'installer... mais vous deux, vous n'y parviendrez pas si vous restez silencieux, à espérer que l'autre devine comment s'y prendre pour ne pas vous blesser.
— Il mérite mieux.
— C'est à lui d'en décider. Et... de toute manière, il est possible que, entre vous... la question ne se pose pas. Ou du moins, pas pour lui.
Il fixait Bouképhalas et Podargos, le coude sur un genou, le menton sur le poing. Pour une fois, il sembla troublé. Hésitant. J'attendis, jusqu'à ce qu'il reprenne.
— Il y a quelque chose que Philippos devait t'expliquer, mais... enfin, il a de grandes qualités, mais parfois, il tergiverse trop longtemps. Il doit sans doute croire que tu le prendras mal, ou que tu pourrais mal interpréter certaines de ses actions envers toi.
J'écrasai un moustique égaré sur mon bras, soudainement nerveux ; et puis je soufflai par le nez, longtemps.
Philippos avait juré. Deux fois. Rien ne l'y obligeait, et rien de ce qu'il pouvait faire n'effacerai ce qui nous liait. Il fallait que je m'accroche à cela.
— Dis-moi.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...