Le reste de notre voyage se déroula sans incident ; à notre retour sous les murs de Byzantion, les tristes collines s'étaient couvertes d'un tapis de fleurs. Mon humeur se dégrada de nouveau lorsque, à l'approche du camp, la promesse de la présence d'Attalos se fit plus pesante. Je passais la nuit précédent notre retour à imaginer mille manières de le rencontrer, de l'affronter sans m'effondrer, et n'en trouva aucune qui me satisfasse.
Pourtant, dans mon malheur, j'eût de la chance... une chance mauvaise qui sema bien plus de mal que de bien mais qui, sur le moment, me redonna espoir.
Je croisai Démêtrios en allant trouver Philippos, à l'entrée de la salle à manger où il finissait de se restaurer avec ses officiers.
Il en sortait, un plat remplis de restes de repas entre les mains. Nous nous arrêtâmes au même instant, surpris, puis il se redressa et prononça mon nom ; il sonna comme une salutation et comme une insulte.
Dans ma bouche, le sien devint une menace.
Je posai un poing fermé sur ma ceinture. Mon coude repoussa ainsi mon manteau à la riche teinture rouge, dévoilant le fourreau doré du capitaine que j'avais abattu. Je ne bougeai pas d'un pouce et dardai sur un regard farouche sur mon ennemi.
— Pousse-toi, tu gênes, finit-il par me dire.
— Tu as tué ton premier homme ? l'interrogeai-je d'une voix douce.
— En quoi ça te regarde ?
— Les garçonnets s'écartent devant les soldats, répondis-je.
Il cligna. Puis, il souffla par le nez et secoua la tête. Il me contourna en tentant de prendre l'air de quelqu'un qui trouve la situation ridicule, mais son visage s'empourprait et j'entendais battre son cœur, fort, trop fort.
Proie.
Il avait peur ; il avait bien raison.
Nous entrâmes.
Les officiers venaient de finir leur repas. L'odeur d'Attalos se mêlait à celle des autres officiers ; je refoulai ma nausée : mon géniteur avait commis une erreur, une terrible erreur en faisant venir son neveu jusqu'ici.
Je restai un peu en retrait pendant que mon chef racontait nos aventures.
— Qu'a dit Athéas, exactement ? s'enquit le général Parmenion, le second du roi.
Philippos, silencieux, mangeait des olives avant d'en cracher les noyaux dans un bol vide – une compétition avec ses voisins qui semblaient beaucoup les amuser, et très peu Alexandros, allongé sur un lit proche.
Ses yeux ne se détachaient pas de moi. Ils glissèrent sur mon beau manteau de laine sanguine, sur la broche d'or en forme de cerf, sur la ceinture ouvragée et l'épée au fourreau de soie, sur l'anneau figurant des griffons qui m'enserrait le doigt : le butin que j'avais été en droit de saisir sur le corps de mon ennemi.
— Il a été insultant, répondit mon chef.
— Mais encore ? insista Parmenion.
— Il a dit que... (L'éclaireur prit une grande inspiration.) ... que les Makedonês ne sont que des fillettes, baiseurs de chèvres, nés de femmes lâches qui ne portent pas d'armes et de pères avec plus de vin que de sang dans les veines.
Le visage d'Alexandros pâlit ; Philippos envoya un nouveau noyau tinter contre le bronze du bol.
Attalos continuait à manger, le visage vide. Ses yeux pâles et inexpressifs m'évoquaient ceux d'un reptile.
— Il a dit qu'il n'avait pas besoin de nous payer puisqu'il est évident que son peuple glorieux n'a jamais eu besoin de notre aide... et que, étant pauvre en or, il n'aurait bien sûr rien promis. Il a traité le roi de...
Ting, fit le bronze, avant que Philippos ne demande avec légèreté :
— Il m'a traité de ?
L'éclaireur s'empourpra.
— L'insulte est insupportable, Philippos.
— Moins que l'insulte à nos soldats et à nos femmes, je pense. (Il reprit une olive, l'entama du bout des dents.) Alors ?
— Il a dit, commença mon chef, la voix cassée par l'affront, il a dit que tu étais un imbécile, un ivrogne mythomane, et que si tu viens le trouver au nord, il te prendra comme on prend une femme quand il t'aura défait.
Ting.
— Quel âge a Athéas, déjà ?
— Quatre-vingt-dix ans, rappela Parmeniôn.
Dans un rire, Philippos se redressa sur son lit de repas.
— Il en faut de l'audace pour ce genre de menaces, à son âge !
Il se lava les mains avec l'eau d'une bassine que lui tendait un de ses pages et, tout en se levant, ordonna avec un grand sourire qu'on rassemble un officier par troupe et, disons, deux soldats du rang – il était temps qu'il transmette à l'armée les nouvelles des négociations.
— Tu vas leur répéter ça ? s'étonna Alexandros, toujours pâle de colère.
— Bien sûr, répondit son père avec un sourire.
— Même la dernière partie ?
Le sourire s'élargit, carnassier.
— Surtout la dernière partie.
Puis, il donna quartiers libres aux messagers jusqu'au lendemain.
Je jetais un dernier regard à Attalos, toujours lisse et tiède, et m'apprêtai à quitter la pièce quand un page me rattrapa pour me transmettre que le roi voulait que je monte l'aider à enfiler son armure. J'acquiesçai malgré surprise : de tous les pages, il fallait que ça tombe sur moi, alors que je revenais tout juste ?
— Très jolie cape, me salua-t-il alors que j'entrais dans la chambre.
Il avait déjà fixé ses cnémides de bronze poli jusqu'à l'or par-dessus le pantalon thrace qu'il portait en hiver.
— Je l'ai gagnée sur un champion scythe, répondis-je, un peu perplexe.
Il me fit signe d'approcher avec le linothorax renforcé d'écailles de bronze. Puis, une fois l'armure enfilée et alors que je me tenais très près pour nouer les cordons qui liaient les épaulières au buste, il murmura :
— Tu as une notion très particulière de la discrétion.
— Ils nous avaient attaqués.
— Et tu étais obligé de revenir au camp couvert de butin ?
— Les autres pages ont tous des armures et des armes luxueuses, me défendis-je.
Il lâcha un soupir excédé et écarta mes mains devenues gauches pour attacher lui-même sa seconde épaulière.
— Les autres sont là pour se faire voir, toi pour te faire oublier – et certainement pas pour qu'on commence à colporter tes exploits guerriers ! Ma dia, te rends-tu compte que tu es revenu depuis une heure et que je dois déjà rattraper tes bêtises ?
Je baissai la tête. J'avais envie de lui ouvrir la gorge et j'avais envie de disparaitre. Il avait raison ; l'épée d'or pesait à ma taille, soudain embarrassante.
Pourquoi fallait-il que je passe pour un idiot devant lui ? Que ce soit lui qui m'apporte son aide, encore et encore ?
— Ça ne peut pas continuer ainsi, poursuivit Philippos. Je vais te confier à un autre de nos frères, ou notre rapprochement attirera trop l'attention. D'ici là, débarrasses toi de... (D'un geste, il désigna toute ma tenue et ses offensantes dorures.) ... tout ça.
Il me laissa planté là, tête basse, et avait presque atteint la porte lorsque je demandai :
— Mais comment ?
— Tu es pauvre, non ? me lança-t-il. Sois un bon fils, vends tout à une de ces tiques de marchands qui traine derrière l'armée envoie l'argent à ton père.
Alors que sa cape disparaissait dans l'embrasure, je me sentis encore plus stupide de ne pas y avoir pensé par moi-même.

VOUS LISEZ
La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...