Dans le monde des vivants, le palais n'était jamais vide : même la nuit, les torches et les braseros des gardes, les mouvements de leurs silhouettes, le chant des oiseaux et le gloussement de la source, les chuchotements des serviteurs levés tôt pour cuisiner le pain du matin faisaient respirer le palais. Là, dans les profondeurs, nous étions face à une gigantesque coquille vide, immobile, étrangement menaçante. Une appréhension teintée de dégoût me criait de ne pas entrer ici : à chaque pas sur ce tapis à la fois élimé et brodé d'or, j'étais assailli par une odeur de sang et de pourriture.
Et puis, enfin, j'aperçus quelque chose de vivant, lorsque nous atteignîmes la colonnade qui soutenait le fronton.
Des mouches.
Philippos ferma les yeux un instant. Je ne savais alors ce qu'il anticipait, mais rien dans son attitude n'annonçait l'homme qui rentre en sa maison – au contraire, la vue du palais le raidissait plus que le marais et ses eaux insondables. Il tendit sa main libre et, avec un murmure, une lance y apparut, de la longueur de celles des hoplites. Sa cape de cavalier disparut et son armure changea ; s'il n'avait tenu ma main, il aurait chargé la sienne du grand bouclier de l'infanterie.
— Pense à tes armes, me conseilla-t-il, celles avec lesquelles tu es le plus à l'aise.
J'hésitais. Je préférais l'arc ou la lance du chasseur. La part de moi qui était Hêphaistion, pour une fois, me susurrait que je serais plus en sécurité épaule contre épaule. Je détestais ça, mais si je devais rester attaché à Philippos, ses techniques étaient mieux adaptées que les miennes.
À choisir, j'aurais préféré tenir la lance : le bouclier, ça ne me ressemblait pas.
Le faire apparaitre à mon bras exigea un énorme effort de concentration. Je ne parvenais pas à stabiliser le symbole peint sur la face extérieure, d'autant plus nécessaire ici qu'il incarnait la protection divine : un instant, une chouette semblait vouloir émerger, puis un cheval au corps sombre et aux pattes pâles. Melanthea, Podargos – Hêphaistion, moi. Les bords de mon bouclier devinrent flous et commencèrent à s'effilocher. De l'encre dans de l'eau.
— On va changer de côté – je vais prendre le bouclier.
— Je suis désolé.
— J'ai vingt-cinq ans d'expérience en plus. Ce serait un peu vexant si tu savais mieux t'y prendre.
Il me tendit la lance. Le bouclier qui apparut à son bras était entièrement noir, à l'exception d'une rangée de triangles blancs sur le bord et d'un cheval blanc, debout sur ses pattes arrière et les sabots en avant.
— Allons-y, décida-t-il, après une grande inspiration.
De loin, le palais avait semblé vide et décoloré, mais identique à celui de notre monde. L'illusion était superficielle. Quand nous passâmes dans le grand hall, il semblait abandonné depuis des années. Des tessons abandonnés jonchaient la mosaïque, à laquelle il manquait des galets ; les grandes fresques des travaux d'Héraklès qui impressionnaient les visiteurs pelaient, et des taches de moisissure les dévoraient, aux angles du plafond. Nos pas résonnaient dans le vide immense ; rien n'indiquait quelle direction nous devions suivre à partir de là.
— Par-là, il y a l'autel pour Héraklès Protecteur de la Lignée. Il nous répondra peut-être.
Mon compagnon ne semblait pas convaincu par sa propre proposition, mais nous n'en avions pas d'autre. Les couloirs, vieillis mais identiques à ceux que je connaissais, nous menèrent rapidement jusqu'au sanctuaire de la famille royale. Un bruit d'eau ruisselait quelque part, dans le lointain ; en dehors des mouches qui bourdonnaient et s'agglutinaient sur les yeux des statues, rien ne vivait.
Le petit temple qui abritait la statue du dieu faisait face à une cour, étroite, qui datait des premiers temps du palais. L'autel où Alexandros avait pratiqué les sacrifices matinaux, du temps de sa régence, se trouvait au milieu de l'espace ouvert, couvert de sang et d'un nuage d'insectes aussi épais que la fumée des sacrifices.
Nous nous arrêtâmes sous le péristyle qui entourait la cour.
De là, on voyait bien assez bien la statue de l'auguste ancêtre de la lignée – ou tout du moins, ce qu'il en restait. La tête gisait aux pieds du socle, le visage martelé. Des giclées de sang souillaient le corps fracturé ; sur le mur du fond perlaient les mots : maison souillée de meurtre.
Je détournai mon regard. Il n'y avait rien pour nous, ici... mais celui de Philippos restait rivé à ce présage sinistre, terriblement fixe. Je sentais sa crainte enfler à chaque respiration. Dans le monde d'au-dessus, je ne l'avais jamais vu effrayé. Le danger de la bataille, il en parlait le rire aux lèvres, et le danger de ma lame ne l'avait jamais fait frémir.
— Qu'est-ce que c'est ? l'interrogeai-je.
Il cligna des yeux, s'arracha à la statue brisée.
— Rien, sans doute. Je te l'ai dit, c'est une terre de cauchemars.
Nous ne pouvions revenir sur nos pas. Il partit sur la place pour la traverser de biais. Je suivis.
Pour l'instant, il n'y avait rien ici qui ressemblait à mes peurs – alors si c'était vrai, si ce palais provenait des siennes...

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...