Livre II - Chapitre 11 (2)

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Nous quittâmes Odessos le lendemain. La cavalerie thessalienne prit par le sud, poussant l'immense harde prise aux Skuthoi, comme les gardiens des taureaux de Thessalia poussent leurs troupeaux, à cheval, quand vient le temps de la fin des pâtures d'été. Pour nous et les femmes sans bébés, Philippos et ses proches avaient choisi une route qui passait par les montagnes basses qui nous séparaient des territoires conquis en Thrace ces dernières années, un peu plus dure mais plus directe. Cela nous ferait traverser le territoire des Triballoi, un peuple arriéré qui descendait trop souvent enlever des bêtes à nos colons, et avec qui le roi comptait bien régler quelques comptes.

Je continuai à me laver avec acharnement. Je parvenais à faire abstraction de la sensation de saleté lorsque j'accompagnais Alexandros ou que je retrouvais Pausanias pour accomplir nos corvées de pages, mais dès que j'étais seul, je ne pouvais détacher les yeux des longues files de prisonnières encadrées par nos soldats.

— Tu vas bien ? s'inquiéta Pausanias.

Il m'attendait alors que, à genoux dans la boue froide des berges d'un ruisseau, je me frottais les mains, les avant-bras, les poignets, et ce malgré mes doigts dont je ne sentais plus qu'à peine les extrémités.

La veille, Kleitos s'était aperçu de leur triste état et m'avait conseillé d'y mettre de la graisse, celle qu'on utilisait pour l'entretien des harnais ; j'avais acquiescé pour qu'il me laisse tranquille et avait ignoré son conseil.

— À merveille, rétorquai-je. Et toi ?

— Tu passes vraiment beaucoup de temps à te laver, en ce moment.

— C'est parce qu'on pue tous la mort et la crasse.

— Avant la bataille aussi, on sentait l'écurie. Je me souviens pas t'avoir vu plus précieux que les autres à ce sujet.

— Très bien, admis-je. Ça ne va pas très bien, non, mais tu ne peux rien y faire. Et toi ? Avec Philippos ?

C'était bas, mais je voulais qu'il me lâche.

Je secouai mes mains tout en me relevant. L'air dépité de Pausanias confirma mes suspicions : depuis cette nuit à Odessos, Philippos ne devait pas avoir changé d'avis sur leur relation.

— Désolé, m'excusai-je. Je ne... enfin, je ne voulais pas...mais tu savais que ça ne durerait pas, n'est-ce pas ?

— Bien sûr.

Sa voix nouée le trahissait. Il ne pouvait tout de même pas être peiné, si ? En sachant très bien, d'entrée de jeu, que cela finirait ainsi ?

— C'est à cause de cette pute de Démêtrios, cracha Pausanias.

Il avait hésité, mais à présent que l'accusation avec passé ses lèvres, elle libéra un flot de phrases emmêlées : il venait des Basses Terres, lui, et il pensait que c'était un dû parce que Pausanias venait des montagnes, et que le roi voudrait faire plaisir au général Attalos, et qu'est-ce qu'il avait pour lui, à part des muscles énormes ? Philippos ne voyait-il pas que Démêtrios en avait après son influence et ne s'intéressait qu'à son rang ? Ne voyait-il pas que Démêtrios ne se souciait aucunement de lui ?

Le sang, en revenant dans mes mains glacées, fourmillait désagréablement. Mon ami semblait avoir oublié ses jeux estivaux... l'atmosphère orageuse, lourde et chaude, ses sourires enjôleurs pour un homme avec qui il n'avait jamais parlé avant qu'Alexandros soit rappelé à Pella. Lui aussi, il en avait eu après le roi, sans se soucier de l'homme.

— Qu'est-ce que tu vas faire ? demandai-je à la fin de sa tirade.

— Rien. Ce n'est pas comme si je pouvais exiger quoi que ce soit de Philippos.

Je repartis vers mon chariot hanté par ces paroles. Je pensais mon chariot parce qu'Alexandros prétendait m'être loyal, mais que valaient ses promesses ? Il pouvait changer d'avis, m'abandonner, me laisser complètement seul...

J'avais de nouveau la peau sale.

Je me frottais les paumes contre ma tunique crasseuse lorsque j'atteignis notre camp. Assis sur une grosse pierre, Leonnatos jouait d'une lyre qui avait connu des jours meilleurs ; les autres se terraient sous leurs capes de laine. Le temps se refroidissait à mesure que nous approchions des montagnes, sur un terrain de plus en plus pentu, et nous avions du mal, après de longues et éreintantes marches, à nous réchauffer.

Moi, j'avais une graine brûlante, une graine malsaine qui me poussait dans la poitrine.

Je m'installai avec les autres en attendant le retour d'Alexandros. Il passait le plus clair de son temps avec son père ou à diriger des cavaliers qui encadraient les prisonnières. Même si nous nous étions délesté des plus faibles et des plus lentes à Odessos, elles restaient plus nombreuses que nous et notre cavalerie devait s'étirer sur les bords de ce troupeau sans fin. Je détestais cette tâche quand on me la confiait : elle me forçait à faire face à ces corps martyrisés par mes camarades, à cette possibilité que d'autres petits moi, sales et haineux, grandissaient dans leur ventre.

La musique flottait, triste et lancinante à cause du bois gonflé qui désaccordait la lyre. Les autres ne parlaient pas beaucoup ; à moi, ils ne parlaient pas du tout. Le peu de liens que j'avais réussis à nouer avant mon départ de Pella s'étaient défaits comme un mauvais tissage lorsqu'Alexandros m'avait envoyé auprès de son père.

On reposa la lyre ; quelqu'un sortit une flûte de son paquetage et tenta un air plus joyeux. Le cœur n'y était pas ; une bruine glacée commença à nous piqueter les joues.

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant