Livre III - Chapitre 21 (2)

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Et là, toujours, les regards des autres, leurs petits sourire goguenards et leurs rires, leurs rires cruels, leur cruauté, brandie comme un privilège...

— Hêphaistion !

J'accélérai le pas.

Ils me dégoutaient, je me dégoutais, je ne voulais parler à personne.

— Hêphaistion ! répéta Pausanias.

Il avait couru après moi. Sa main se referma sur mon bras ; je le lui arrachai tout en me retournant.

— Je ne couche pas avec Philippos, lui crachai-je au visage.

Ça me débectait, qu'on puisse croire ça de moi... qu'on essaie de salir ce que je venais de gagner, enfin : quelqu'un qui voulait sincèrement me guider et prendre soin de moi, tout en n'ignorant rien de mes actions. Et j'avais envie de leur arracher la langue de susurrer des choses pareilles, là où Alexandros avait toutes les chances de les entendre.

C'était injuste. Je l'aimais, j'étais incapable de le lui dire correctement, et eux ne faisaient qu'aggraver les choses.

— Je sais, me répondit Pausanias, surpris. Bien sûr que je le sais, Hêphaistion, enfin... je te connais.

— Eux aussi il devraient me connaitre depuis le temps.

— Ce sont des enfants.

— C'est faux. Ils sont assez vieux pour violer des filles et tuer des hommes.

Je repartis vers là d'où j'étais venu. Pourquoi est-ce que ça me blessait ? Ces gens n'étaient même pas mes amis. Juste d'autres garçons avec qui j'avais passé des mois à me traîner dans la boue, le froid et les puces.

Je voulais être seul ; Pausanias me suivit.

— Tu devrais retourner avec les autres. Philippos ne sera pas content de te voir.

— Ça j'ai bien compris, répondit Pausanias, vu le silence assourdissant que je me prends de sa part – mais toi, t'as l'air...

— Quoi ?

— Je sais pas. J'ai juste pas envie de te laisser seul.

— Je suis stupide, c'est tout, ça va aller ! Qu'est-ce que tu crois ?

— Qu'on est amis et que t'as pas l'air bien.

Cela me surprit assez pour m'arrêter net. Il avait l'air... assez sérieux pour que ce soit sincère.

— Tu veux en parler ? s'enquit-il avec douceur.

— Non, non, je... c'est compliqué. Juste... ne les laisse pas se moquer d'Alexandros. S'il te plait.

— Ils n'oserait pas devant moi.

Je repartis, plus lentement.

Au bout d'un moment, Pausanias me demanda si Philippos lui en voulait, à cause de Hippostratos, et si c'était pour cela qu'il ne lui répondait pas.

C'était vrai, et en même temps...

— Je crois qu'il s'en veut parce qu'il ne t'en veut pas assez, répondis-je. C'est déjà décidé. Quand il reprendra les affaires en main, je vais être puni publiquement. Ce sera sans doute le fouet.

— Et moi ?

— Rien ne prouve ta participation. Alexandros pourra plaider l'excès de confiance.

— Vous ne pouvez pas faire ça, souffla Pausanias. Tu perdrais ta place à la cour.

Je m'en fichais. Pour Hêphaistion et sa famille, cela avait été d'une immense importance – moi, je n'avais plus qu'une envie : laisser tout cela, trouver un moyen de sauver Hêphé, protéger Alexandros dans l'ombre. J'avais eu mon soûl de lumière et d'intrigues.

— Sans doute, répondis-je platement.

Pausanias n'ajouta rien.

Le connaissant, j'aurais dû me méfier de ce silence.

Quand je revins, je retrouvai l'entourage de Philippos en plein flottement. L'heure du départ était bien passé, mais l'on discutait, apparemment, du fait qu'une corneille était tombée du ciel, raide morte, aux pieds du roi alors qu'il se levait pour le départ. Les devins se caressaient la barbe tout en se penchant autour de leurs murmures ; les autres, alentours, piétinaient en attendant de savoir si le présage interdisait que le voyage se poursuive ce jour-là.

Pausanias et moi aurions dû nous séparer, à ce moment là – mais il partit à grandes enjambées vers Philippos qui, assit dans sa chaise pliante, avait repris la lecture de son courrier en attendant le verdict.

— Philippos, le salua Pausanias avec une légère inclination de la tête. Il faut que je te parle, si tu le permets.

— De quoi donc ? répondit le roi, évasivement et sans lever les yeux de son parchemin.

Un peu en retrait derrière Pausanias, je pensai : il y a tellement de monde, qu'est-ce que tu crois ? Qu'il répondra à ton message ?

— De Hippostratos Amyntou.

Le parchemin s'abaissa, oublié.

Pausanias continua :

— D'après les rumeurs, Hêphaistion Amyntoros serait à blâmer pour sa mort.

— Les rumeurs prétendent décidément beaucoup de choses, ironisa Parmeniôn, derrière l'épaule du roi.

— En effet, mais celle-ci est fausse. Je suis le responsable : j'ai profité de notre amitié et de la confiance d'Hêphaistion pour nuire à... à mon rival. Ses mots étaient les miens. Je reconnais ma faute et me présente devant mon roi pour assumer ma punition.

— La punition d'Hêphaistion Amyntoros a déjà été décidée, l'informa Parmeniôn.

— Je la prendrai sur moi, affirma Pausanias.

— Ce sera le fouet.

— Alors je subirais le fouet, si mon roi estime que c'est ce que je mérite.

Philippos coula un long regard en coin vers les devins. Le corps de la corneille crevée gisait toujours entre leurs pieds. Il soupira, se massa l'arête du nez puis déclara, d'une voix haute et qui portait loin, que nous levions le camp.

— Mais, nous n'avons pas encore... bégaya un des plus jeunes devins.

— C'est bon, pendant que vous cancaniez, nous l'avons eu, notre réponse, rétorqua Philippos alors qu'on lui tendait ses béquilles. Nous serons à la mer ce soir si nous marchons bien... enfin, si ceux qui ont encore des jambes marchent bien.

Il laissa éclater un petit ricanement aigre tout en se tournant vers Pausanias.

— Ce sera fait avant la purification de l'armée. Qu'on se débarrasse de tout ça proprement.

Ce fut sa seule réponse ; pendant que la troupe reprenait sa marche, je lui demandai quelle horrible folie l'avait saisi.

— Aucune, affirma-t-il. Je suis prince de Kastoria, on ne peut pas m'expulser de la cour aussi facilement que toi... et c'est vrai que c'était mon idée.

— Moi aussi, je voulais lui nuire.

— Peut-être, mais pas comme ça. Ça se voyait que ce n'était pas ton genre.

Non.

J'aurais dû jeter Hippostratos dans une crevasse, bien discrètement ; cela nous aurait, à tous, évité bien des malheurs.

Je retins Pausanias, juste avant qu'il reparte vers l'arrière.

— Dis à Alexandros que je pense à lui.

Cela résumait mal à quel point il m'obsédait,cela ne rattrapait pas mon cuisant échec du midi, mais c'était mieux que rien


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant