Livre III - Chapitre 21 (8)

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À l'entrée de la tente de son père, il s'arrêta, à peine un instant, sa main toujours rivée à la mienne. J'entendis le garde protester – c'était un vétéran, parmi les plus âgés, de ceux qui avaient suivi leur roi depuis sa première campagne.

— Il a insisté pour ne pas être dérangé !

Alexandros l'ignora.

L'air, dans l'antichambre de toile, sentait déjà discrètement les herbes. Alexandros la traversa, traversa aussi la grande pièce où Philippos recevait ses officiers et où on montait sur tréteau les tables de ses secrétaires. Elle était vide. Un filet de lumière tremblait entre la toile et le sol. On avait noué les cordons permettant de tenir les pans fermés. Alexandros tira sur le nœud, une fois, perdit patience, tira la dague dont il ne se séparait presque jamais et le trancha.

Puis, il entra.

Philippos n'était pas seul.

À moitié dissimulé par les plis des couvertures, il était assis sur son lit. Je notai, avec un détachement tiède, les bras bronzés autour de sa taille, le droit strié de cicatrices d'hoplite à travers les poils noirs qui le recouvraient, et le visage barbu, tanné, le front, le nez et la bouche collés contre sa nuque.

Je n'étais pas surpris. J'avais volé assez d'indices, on m'avait confié assez de choses pour que, sans le savoir vraiment, j'y sois préparé – et de toute manière, cela ne représentait rien face au vide immense ouvert par la défaite d'Hêphé.

— Alexandros, commença Kleitos. Ce n'est pas du tout ce que tu crois.

L'air sentait le pavot, le vin et la sueur.

— Tu n'as vraiment aucune honte ? balbutia Alexandros. Braconner mes amis, ça ne te suffisait pas ?

Philippos fronça les sourcils, s'assit au bord du lit ; gêné, Kleitos se drapa dans la couverture, alors que son amant secouait la tête, l'œil empoissé par les drogues.

— Ça dure depuis vingt ans, insista Kleitos. Depuis notre première campagne ensemble.

— Et aucun d'entre vous n'a jugé bon de m'en informer ?

— Ça ne te regarde pas, grogna Philippos en se penchant pour ramasser sa tunique.

— Ce n'est pas ce qu'il voulait dire, précisa Kleitos, hâtivement, alors que son visage virait au pourpre. Nous n'en parlons à personne, parce que ça ne concerne personne. Ce n'est pas contre toi spécifiquement.

Philippos marmonna, tout en se rhabillant :

— Tu parles, après ce qu'il a fait à Hippostratos, j'avais raison de penser qu'il ne comprendrait rien.

— Philippos...

— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a de difficile à comprendre ? C'est difficile, de comprendre que la carrière de Kleitos serait détruite si ça se savait ? Que tout Hellas se foutrait de ma gueule ?

Il se piqua l'épaule avec son épingle, jura et poursuivit :

— De toute façon, c'est pas tes affaires. Qu'est-ce que tu fous là ?

Un nouveau juron – quelqu'un entra, mais ce n'était que Ptolemaios. Dans le court instant de silence qui suivit, son regard alla de son père à Alexandros ; quelque chose de bref passa sur ses traits.

Cela ne ressemblait pas à de la surprise.

Lui, il le savait ?

— Perdikkas, coupa Ptolemaios.

— Il est apparu ? demanda Kleitos.

— Lui et deux autres.

Alexandros m'avait lâché et, la démarche raide, avança vers son père.

Ton fils le savait, répéta-t-il. Et moi pas ?

— Tu crois que c'est le moment de me faire une crise ?

— Perdikkas lui a dit que tu n'es pas son père, expliqua Ptolemaios en avançant entre eux. Cette discorde est son œuvre.

— Est-ce que c'est vrai ?

— Quoi ?

— Est-ce vrai que Zeus est mon père ?

Silence.

Alexandros voulut avancer, un pas de plus ; Ptolemaios le retint, d'une poigne ferme mais douce.

— Est-ce pour cela que tu me détestes ? interrogea Alexandros. Que tu ne me dis jamais rien, que tout est une lutte avec toi ?

— Tu étais, répondit Philippos, celui de mes enfants que j'ai le plus désiré.

— Qui le savait ? clama le prince. Lesquels d'entre vous le savaient et me l'ont caché ? Toi, Kleitos, mon oncle, tu le savais ? Et toi, mon frère ?

— Nous devions garder le secret, pour...

Alexandros se tourna vers moi.

Il faillit me poser la question. Et puis, sans doute, se rappela-t-il ma mission. Envoyé par les dieux. Bien sûr, que je savais qu'il était le fils d'une divinité. Regrettait-il de ne pas m'avoir interrogé ? Il avait espéré que je lui parle de moi-même.

Mais je ne l'avais pas fait. Tout ce que j'avais lutté pour lui révéler, tout ce que je voulais lui révéler, paralysé par ma peur, par le dégoût, par mes souvenirs...

Perdikkas avait tout gâché.

— Va-t-en, m'ordonna Alexandros.

J'obéis.

Je ne leur servais à rien, et eux ne pouvaient me rendre Hêphé. Ils ne s'en souciaient même pas. Famille maudite, nœud de malheurs, toujours occupée à s'entre dévorer. Sans Hêphé je n'étais rien. Il était devenu la moitié de moi-même – arraché, il était devenu un membre dont m'absence me laissait exchangue.

Mes pas me portèrent. Quelque part, n'importe où, loin du bruit. Je n'entendais pas encore l'appel – je me sentais sans amarres, à la dérive, poussé par un courant dont j'ignorais encore l'existence. Le grande vide plein d'un seul désir, impérieux.

Hêphaistion.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant