Livre II - Chapitre 9 (3)

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Ma vie changea avec le retour d'Alexandros.

Il prit aussitôt une décision inattendue : à peine m'avait-il réclamé et obtenu de son père qu'il exigea que j'accompagne des messagers que le roi envoyait au nord. J'étais trop jeune pour une telle mission ; je crois que Philippos, longtemps séparé de son fils et ravi de sa victoire, était prêt à lui passer n'importe quel caprice.

Je quittai donc les rangs de l'armée un matin. Une neige fine flottait dans l'air et, une fois le camp derrière nous, l'herbe se grisa de gel.

Nous traversâmes d'abord un pays de collines boisées, puis débouchâmes dans une plaine où alternaient des champs de terre nue et de vastes étendues d'herbes d'un jaune vieux et sale. L'été, le blé ondoyait sous les vents venus de la Mer Hospitalière [1] ; en hiver, cette région, le grenier d'Hellas, me parut hantée par les centaines d'oiseaux noirs qui croassaient dans la brume. Nous dormions dans les comptoirs commerciaux et les colonies grecques qui jalonnaient la côte, accrochée sur des péninsules rocailleuses.

Nous nous étions huit, suffisamment armés et menaçants pour que les brigands nous ignorent, et le roi nous avait fournis bien assez d'argent pour ouvrir les portes d'établissements respectables.

Ce voyage eût sur moi un effet salvateur. Nous allions vite, tant que durait le maigre jour, par un temps froid ponctué par les intempéries. Ces longues journées m'épuisaient le corps ; personne ne me demandait rien, tant que Podargos, mon hongre de rechange et moi suivions le rythme. Le silence et la lutte de ma chair contre les éléments me plongeaient dans une léthargie qui me soulageait.

Je ne comptais pas les jours. J'ignore combien de temps s'écoula avant que j'aperçoive la fleur. Le bouquet de perce-neige jaillissait, incongru, de la terre noire d'un champ ; sa teinte verte, vive et frappante, brillait comme une émeraude au milieu de la grisaille. J'approchai doucement, prudemment. Une seule fleur ouverte se balançait.

Je m'accroupis.

Perché en équilibre sur mes doigts de pieds, j'étudiai l'étoile pâle un moment. Pourquoi ? Je n'en avais aucune idée et, encore aujourd'hui, j'ignore pourquoi cette petite chose fragile accrocha à ce point mon regard. J'hésitai à la cueillir et à l'emporter et ne me ravisai qu'une fois mes doigts autour de sa tige ; je les retirai, lentement, et me relevai pour partir.

Le monde s'était transformé autour de moi. C'était subtil mais indéniable. Je clignai des yeux comme si la lumière d'un jour nouveau m'aveuglait et je me rendis compte qu'après des semaines de désespoir... un jour, mon hiver s'achèverai. Je n'allais pas bien mais j'entrevoyais la possibilité d'aller mieux et que mon cœur, quoi que défiguré par d'hideuses cicatrices, se remettrait à battre.

Je remontai en selle.

Soudain, je m'interrogeais sur notre mission. Je prêtais attention aux paroles de mes camarades. Ils semblaient habitués à ce trajet et leurs conversations (quand elles ne tournaient pas autour de leurs femmes ou de la nourriture) revenaient sur la guerre, sur les sièges de Perinthos et Byzantion qui s'éternisaient, sur du butin et des vivres que le vieux roi Athéas avait promis à Philippos, sur des insultes « impardonnables » envers l'honneur des soldats macédoniens...

Je finis par recoudre ensemble les sous-entendus et morceaux d'histoire pour comprendre qu'Athéas, un puissant roi scythe, avait tenté de le rouler Philippos en lui promettant des terres en échange d'une aide militaire macédonienne. Il avait ensuite refusé de payer et on le suspectait d'avoir aidé en douce les assiégés de Perinthos et Byzantion. Conclusion : Philippos devait infliger une bonne correction à ce nonagénaire qui, depuis des décennies, régnait sur les plaines d'ici jusqu'à l'Istros [2].

Nous en étions aux derniers échanges ; la question n'était plus de savoir s'il y aurait la guerre, mais quand, et qui en allumerait le brasier. L'étincelle fatidique pouvait bien être notre assassinat par Athéas. Comme les Skuthoi ont la réputation de scalper leurs ennemis et de boire dans leurs crânes, cette perspective ne nous réjouissait pas ; heureusement, mes camarades n'y croyaient que peu et cherchaient surtout à m'effrayer, car les Skuthoi ne guerroyaient pas en hiver.

— L'hiver, la plaine est molle et les chevaux maigrissent, m'expliqua le vétéran le plus sec et couturé de notre groupe. Pas pratique pour les chariots. Ils seront rassemblés avec tout leur bétail, en plus.

Il ricana, amusé sans doute par la promesse des richesses contenues dans lesdits chariots.

Nous en avions pour trois semaines de voyage pour parcourir les trois mille stades [3] qui nous séparaient de notre destination. Nous traversâmes des montagnes basses, des forêts de pins, des villages de toutes les nationalités qui se mêlaient sur les côtes de la mer ; au bout de notre route, nous atteignîmes un immense camp de chariots, peints et recouverts de feutre, autour desquels patrouillaient des archers à cheval. Il y avait là des milliers de bovins et de chevaux, de chèvres et de moutons, d'enfants habillés de bonne laine et de femmes en manteaux doublés de fourrures.

On nous mena à travers tout le camp jusqu'aux trente chariots du roi Athéas. Il reçut les deux plus vieux membres de notre expédition dans le plus imposant. Pendant ce temps, je restai avec les autres sous l'œil méfiant de ses guerriers. Leurs armures d'écailles scintillaient dans ce qu'il restait de soleil ; leurs ceintures avaient des boucles d'or, magnifiquement ornées d'animaux bondissants, tout comme leurs fourreaux et les poignées dorées de leurs épées.

Mes camarades restèrent assez longtemps avec le roi. La nuit tombait quand ils sortirent ; on nous mena dans un des chariots royaux qui se révéla luxueux : des tapis de Persis et d'épaisses tentures isolaient l'habitacle ; de belles couvertures couvraient nos couchettes.

Nous mangeâmes très bien et dormirent très mal, nous attendant à moitié à ce qu'un poignard courbé nous ouvre les portes de l'Haidês.


[1] La Mer Noire

[2] Le Danube

[3] Environ 600km


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant