Cette nuit-là, nous dormîmes dans nos armures et la garde fut doublée, amputant notre confort comme nos heures de sommeil ; le réveil fut morne pour beaucoup, d'autant que des loques de brouillards couvraient nos camps comme les longs morceaux d'un linceul déchiré.
Il faisait encore sombre quand Alexandros et moi sortîmes de l'atmosphère froide de notre tente pour celle, encore plus piquante, d'une montagne encore privée des rayons d'Hélios. Le ciel ne faisait que suggérer sa venue ; notre souffle produisait de petits nuages blancs. Nous trainâmes nos pieds jusqu'aux lignes des chevaux tout en mâchant les restes de galettes de la veille, nos boucliers sanglés à l'épaule.
Cuites sur les feux de camp, elles avaient été délicieuses ; à présent, elles me paraissaient spongieuses et insipides.
Les palefreniers retiraient les entraves des chevaux et remballaient tout l'attirail pour le charger sur les mulets. Une rosée glaciale s'accrochait aux cils de Podargos et Bouképhalas et aux longs poils de leur épaisse robe d'hiver.
— Content de nous voir, ma beauté ? ronronna Alexandros en tendant des bouts de galette à son destrier.
L'étalon souffla. Il approcha son énorme tête de son cavalier pour se faire cajoler pendant que, derrière nous, on abattait les tentes, roulait les toiles, que tout ce qui n'avait pas été rangé la veille retrouvait sa place sur les chariots légers. Enfin, après avoir terminé d'harnacher Podargos, je récupérai la couverture de monte de Bouképhalas et sa bride pour qu'Alexandros puisse finir de le préparer.
Je remarquai alors que ses oreilles tournaient, tournaient, tournaient au lieu de se pointer vers son maître. Quelque chose l'empêchait de lui accorder toute son attention ; Podargos tenait sa tête très haute et les nasaux très ouverts, ce qui ne lui ressemblait pas si tôt le matin...
Je tendis mon esprit vers ma monture. L'odorat et l'ouïe des chevaux sont bien meilleurs que les nôtre et, à travers Podargos, je sentis flotter, portée par le vent coupant qui avait fait claquer la toile de notre tente toute la nuit, l'odeur de chevaux qui n'appartenaient à aucune harde connue.
Appelle, demandai-je à Podargos.
Il tendit le cou et, toujours soucieux de me plaire, claironna un superbe bonjour ! chevalin à travers la passe, que Bouképhalas crut bon de doubler de sa propre voix.
Un hennissement nous répondit, à l'avant ; un autre à l'arrière, et encore un, alors que les étalons dominants du convois se rappelaient les uns aux autres – jusqu'à ce qu'un autre retentisse, sous les pins qui couvraient les flancs de la montagne de part et d'autre de la passe.
— Mets ton casque, commandai-je à Alexandros en attrapant le mien, qui pendant de ma ceinture par la courroie.
Des destriers comme Bouképhalas et Podargos ne serviraient pas de cavalerie sur ce terrain, au risque de se blesser les pieds et les pattes, mais je connaissais assez les montagnes pour visualiser les petits chevaux de ces régions... des carnes ridicules aux yeux des cavaliers des grasses plaines macédoniennes, mais des carnes agiles comme des chèvres, aux sabots durs et au trot bondissant. Mon regard tomba sur ma lance, appuyée avec négligence contre un chariot, à quelques enjambées de là...
Je ne pensai pas, je ne pris aucune décision. La foudre me traversa ; ma main se referma sur le fût vibrant de la flèche. Sa pointe resta dans les airs, dirigées droit vers le visage d'Alexandros.
Après un battement de cœur, il se reprit, bondit vers son bouclier posé près de ma lance en criant :
— Aux armes ! Là-haut, dans les arbres ! Ils en ont après les chevaux !
Il désignait la direction d'où venait la flèche. Ma main s'abaissa, lente, alors que le contrôle de mon corps me revenait.
J'avais d'excellents réflexes, mais pas à ce point ; sur ma langue s'attardait un goût de lait et de miel.
Les palefreniers désarmés fuirent derrière les chevaux ; les cavaliers déjà présents firent face avec leurs petits boucliers de monte et, alors que nos adversaires dévalaient de la forêt, Bouképhalas se jeta en avant avec la furie d'un taureau furieux. La longe qui le liait encore à la ligne de corde se détacha ; les pierres giclèrent autour de ses larges sabots.
Et, bien entendu, les autres suivirent leur chef de harde.
La charge des Triballoi s'éparpilla face à la monstruosité noire qui bondissait sur eux. Je me rangeai à la droite d'Alexandros, mon bouclier couvrant son flanc alors qu'un autre se portait sur sa gauche. Le temps que mes yeux quittent le prince pour revenir sur Bouképhalas, l'étalon ruait, redressait sa tête. Un arc de sang suivit son museau : il avait chargé, mordu à la gorge, déchiré. L'ennemi tomba et déjà, la bête menaçait le suivant de ses sabots.
Notre ligne ressemblait enfin à quelque chose. Celle de nos ennemis se brisa avant le contact : Alexandros ordonna l'avance... un pas, deux pas, trois pas, et les brigands, l'élan brisé par nos étalons furieux, hésitèrent et enfin, fuirent pour retrouver l'abri des bois.
Nous restâmes en position alors que les palefreniers s'élançaient vers nos chevaux. Je tendis l'oreille sans réussir à passer par-dessus le vacarme des femmes et des enfants qui hurlaient, quelque part dans notre dos, d'Alexandros qui donnait des ordres, d'une vague de cris qui parcourait toute la colonne.
— Arrêtez-vous, bande de salopes !
Je me retournai : en contrebas, un hoplite agitait sa lance en direction d'un groupe de captives qui fuyaient en direction des bois. Nous étions trop peu pour nous battre tout en les surveillant et, à choisir, nos destriers valaient infiniment plus que nos captives. Quelques balles de fronde nous forcèrent à nous terrer derrière des troncs ; l'une d'elle frappa un des palefreniers. Il s'écroula dans la pierraille, la tête défoncée, et puis plus rien.
Cela faisait un mort pour nous et trois pour eux, dont deux déchirés et fracassés par la rage d'un Bouképhalas qui ne se laissa pas saisir avant qu'Alexandros lui-même s'en approche, la bouche pleine de murmures. Deux autres assaillants avaient été blessés et furent exécutés sur le champ.
Je tendis l'oreille. Rien dans notre secteur.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...