Livre I - Chapitre 6 (4)

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Je jouai de malchance.

J'avais promis : cette nuit. Mais alors que le soir tombait sur Pella, un serpent vint se lover sur mes pieds.

Les reptiles serpentaient au palais comme les chats paradent dans les temples d'Aigyptos, se gorgeant de rongeurs et des restes affectueusement livrés à leurs gueules ouvertes. On les dorlotait d'autant plus qu'ils étaient les bêtes du Dieu... sinueux, fascinants, magiques.

Les écailles de celui-là, noires, brillaient d'un éclat pourpre ; sa langue frôla ma cheville dénudée et j'entendis : cette nuit, quand le char de Selenê atteindra le sommet de la voûte céleste.

J'avais promis à Alexandros. Le serpent glissa pour aller disparaitre dans un muret de pierres chaudes. Nous étions au cœur de l'été, une période de nuits courtes ; pour retrouver Alexandros, j'aurais besoin de ténèbres totales. Je risquais de me mettre en retard si j'allais d'abord voir le prince, et de me faire prendre à entrer ou à sortir de chez lui si je tentais ma chance après la prêtresse. Pouvais-je lui demander de repousser ? Sa patience semblait limitée, ces jours-ci.

Je soufflai un bon coup. Pas le choix, il faudrait que je me hâte.

La nuit tombée, j'attendis que la lune décroissante monte haut dans le ciel avant de m'échapper par la fenêtre. Les autres dormaient profondément, encore épuisés par les festivités de la veille ; je bénissais l'exceptionnelle vigueur dont Artémis m'avait doté. Un vent doux remplissait la nuit du murmure des arbres et des herbes sèches. La nuit aurait été agréable si l'appréhension de la rencontre ne m'avait tordu les entrailles.

J'arrivai le premier. Les vers luisants dansaient au-dessus des remous de la source. Je ne parvins pas à apprécier la beauté du lieu. Tendant le bras vers les cieux, j'y reçu les serres de Melanthea. Je cherchai un maigre réconfort à ma solitude dans les yeux ronds du grand hibou. L'oiselle tendit le cou pour triturer du bec les boucles noires au-dessus de mon oreille, comme elle l'aurait fait pour un rejeton aux plumes désordonnée, puis repartit vers sa chasse. Ce court contact représentait pour elle une exceptionnelle marque d'affection : la nature solitaire de son espèce la rendait étrangère aux longs instants d'intimité.

Nous nous étions bien choisis. Moi aussi, je voulais croire que je n'avais besoin de personne.

La prêtresse jaillit de l'obscurité dense du sous-bois, ses traits humains dissimulés sous ceux, monstrueux, de son masque de théâtre ; un serpent aussi noir que l'obsidienne ornait sa poitrine comme un triple collier.

Je touchai mon front, tête baissée, en guise de salut.

— Maîtresse. J'ai achevé la mission qui m'a été confiée : j'ai éliminé la personne à qui Térês livrait des informations...

Crois-tu que je t'aie envoyé à Mieza pour que tu étrangles un marchand de Pella ?

Même ma vision nocturne ne perçait pas l'ombre magique qui emplissait les orbites du masque ; un instant, je me sentis nu, et je déglutis péniblement avant de tenter de m'expliquer : oui, tuer Térês aurait été plus simple, mais sa mort aurait pu plonger le royaume dans la guerre. J'avais pensé...

Nous ne t'employons pas pour penser, me coupa-t-elle. Nous t'avons accepté pour que tu tranches des gorges. Tu n'as pas à te soucier des affaires de ce royaume.

Une tête triangulaire émergea des voiles noirs qui dissimulaient les cheveux de la prêtresse. Même le reptile semblait me juger avec mépris ; une pointe de colère m'enflamma la poitrine. Me prenait-on donc pour un vulgaire clébard dressé à la chasse ? Alors qu'elle avec exigé que j'abatte une cible inacceptable pour ma déesse, et sous un prétexte fallacieux ?

Qu'avait-elle espéré ? Que Térês serait mort avant que je ne découvre la supercherie ?

— Je ne peux pas, me défendis-je. Il n'a pas chassé son sanglier et Artémis n'admet pas que l'on tue des enfants.

Il a chevauché lors des courses-aux-flambeaux de la Grande Mère : c'est ainsi qu'on devient un homme, en Thrakê !

Elle se mit à arpenter la berge de la source. Son corps restait droit, ses pas réguliers, ses mains jointes devant elle. Je sentais, par le même frisson que l'on ressent lorsque la nervosité gagne une meute de chiens, que j'avais éveillé sa colère.

Je me justifiai :

— Il ne s'assoit pas avec les adultes.

Elle rétorqua :

Parce que Térês est faible et qu'il le sait. Ce garçon n'apporte rien à personne : vivant, il ne sert ni sa nation, ni Makedon.

— Vous vouliez que les rumeurs cessent, m'emportai-je, mais pourquoi ? Tout le monde en colporte, à la cour ! Alors pourquoi tenez-vous tant à ce que je le tue ? Vouliez-vous le faire taire ou provoquer son père ?

Elle cessa ses déambulations. Le masque se tourna vers moi. Elle m'étudia longtemps, assez longtemps pour qu'un Térês se rapetisse et se confonde en excuses... Enfin, elle s'approcha de moi. Sa main pâle s'éleva pour caresser avec nonchalance la tête de son serpent. Je ne te crains pas, toi à qui on a donné la vitesse de la biche, l'œil du rapace et la force de l'ours. J'étais plus grand qu'elle, sans doute infiniment plus fort ; mais ce conflit qui menaçait entre nous, son rang et la faveur du Dieu lui assuraient qu'elle le gagnerait.

Nous voulons la guerre, oui, concéda-t-elle du voix grave. Le temps que la nouvelle atteigne Kotus, qu'il convoque ses vassaux... seul Philippos guerroie en hiver. Nous devons forcer Kotus à se soulever avant qu'il puisse nouer des alliances dangereuses.

— Alexandros n'a que seize ans, et aucune expérience !

Crois-tu que nous l'ignorions ?

Elle croisa les bras.

Il est l'Élu, celui qui nous vengera des Perses et qui lavera l'affront fait aux dieux quand les barbares brûlèrent nos temples... ne t'inquiète donc pas. Le fil de sa vie brille d'un éclat incomparable ! Kotus ne pourra rien contre lui !

Pouvait-elle en être certaine, ou n'était-ce qu'un espoir auquel elle s'accrochait ?

— Pourquoi pas l'année prochaine ? Philippos ne semble pas prêt à finir ses campagnes orientales et Térês est certain que son père se révoltera. Nous n'avons pas besoin de le tuer.

Si. Le fil est solide, Initié, mais il est aussi... d'une incroyable brièveté.

Un frisson me parcourut. À notre naissance, et même avant d'après certains savants, les Moîrai concevaient, déroulaient et tranchaient la durée de l'existence de chacun. Un fil coupé court signifiait...

Il changera le monde tel que nous le connaissons, prophétisa la prêtresse, et il a bien trop peu de temps pour accomplir l'exploit.

Comme ces mots me hantèrent, encore et encore : bien trop peu de temps... ils me suivirent sur le chemin du retour, mêlé à l'ordre de la prêtresse. Tue Térês, et cette fois, n'échoue pas, ou bien...

Pourquoi m'avait-elle mentit ? Pour m'aider, prétendait-elle ; parce que les jeunes avaient souvent besoin de croire que leurs actions étaient justes. Qu'y avait-il de juste dans tout ça ? pensai-je en repassant par-dessus la muraille du palais. Térês n'avait rien fait pour mériter d'être sacrifié ainsi... et Alexandros ? Mes supérieures comptaient-elles le jeter dans les flammes, encore et encore, pour que son destin s'accomplisse le plus vite possible ?

Il n'avait que seize ans.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant