Je le suivis. Là, le chemin s'élargissait en une petite esplanade de terre battue. Une statue de pierre, à la peinture décolorée par la pluie, le soleil et le vent, montait la garde en armes devant la porte scellée d'un tombeau ; à ses pieds, un petit autel était orné de taches de sang séché.
— C'est la tombe de Iolaos, le compagnon d'Héraklès, m'expliqua Philippos. Je viens souvent ici avec mon gardien.
En dehors du sang, le lieu avait l'air plutôt à l'abandon. Le prince arracha quelques mauvaises herbes, les jeta dans les ronces qui couraient sur un flanc du tombeau.
— Si j'étais à Pella, je serai avec Perdikkas tous les matins pour sacrifier pour notre ancêtre... alors ici, j'évite. Ça me rend toujours triste, quand je fais des offrandes à Héraklès. Et de toute façon, Iolaos était son neveu, il est de la famille... c'est là que les jeunes gens de Thébaï se jurent fidélité. Ceux qui promettent de se battre côte à côte et de toujours se faire honneur, de s'aimer, de se soutenir. C'est le vœu le plus fort que puissent échanger des fils de Thébaï.
Il acheva son nettoyage et se tint devant l'autel. Il me tendit la main ; j'hésitai, et puis je le rejoignis.
Il me demanda :
— Est-ce qu'il y a un garçon qui t'attend, dehors ?
Malgré moi, je revis la tête blonde d'Alexandros, froissée et adoucie par le sommeil, dépassant à peine des couvertures...
— Oui.
— Ça ne m'étonne pas. Tu es très beau.
— Il n'y a pas que ça qui compte.
— Je sais. Mon gardien me dit toujours que lorsque les garçons deviennent des hommes, il se rendent compte que... que c'est le reste qui est important. Mais il dit sans doute ça pour être gentil.
— Il a raison. Je t'assure que là d'où je viens, les plus beaux tombent à tes pieds.
Il resta un instant silencieux, avant de dire :
— Je me fiche qu'ils soient beaux et je m'en fiche qu'ils soient nombreux. Si je pouvais n'en avoir qu'un seul qui m'aime et me comprenne, qui voudrait revenir ici et prêter serment avec moi, ça me suffirait pour le restant de mes jours.
Je ne savais où il venait en venir. Cela me touchait, qu'il m'avoue ce genre de choses, mais je sentais aussi qu'il n'avait pas terminé. Je ne voulais pas le peiner, et encore moins lui dire que sa vie n'avait pas pris cette route-là : qu'il s'était marié six fois, que ses amants ne duraient jamais plus d'une saison, par sa faute et par celle de tous les autres, qu'il semblait avoir renoncé à ce que ses compagnons lui importent.
— Si je te dis ça, c'est pour que... que tu comprennes l'importance de cet endroit. Ce que les garçons de Thébaï disent, sur la tombe de Iolaos, n'est jamais prononcé légèrement.
Et lui, bien qu'il soit de Makedonia, était devenu un de ces garçons.
Il prit une grande inspiration, me prit les mains et, le regard arrimé au mien, commença :
— Ce qui est arrivé à Hêphaistion, ce n'est pas normal. Ce qui t'est arrivé, ce n'est pas normal. Ce n'est pas ce qui devrait arriver dans un thiase. Ce n'est pas ainsi que nous traitons nos frères et sœurs, sous le regard du Dieu – le Dieu ne punit pas les innocents, il ne frappe pas des gens qui ne lui ont jamais manqué de respect... et ces connasses qui se prétendent prêtresses et osent t'appeler initié, elles ne t'ont rien appris ! Rien ! De quel droit te donnent-elles des ordres alors qu'elles devraient te guider ? De quel droit se servent-elles de toi alors qu'elles ne t'ont pas parlé de la voie d'Orpheus ?
— Philippos...
— Non, écoute, ça ne devrait pas être comme ça ! La voie de Dionysos est une voie du bonheur, de la réalisation de l'être. Toi, elles ont voulu te détruire. C'est un sacrilège, tu comprends ? Je ne peux pas accepter ça ! Je suis un serviteur du Dieu, je ne peux pas les laisser te tromper, te maltraiter...
— Tu ne peux rien y faire.
— Et pourquoi pas ? Pourquoi est-ce toujours la seule réponse à tout ? Pourquoi est-ce qu'on devrait laisser faire ? Es-tu mon ami ?
Surpris, je répondis que oui, évidemment.
— Tu es même plus que cela, aouta-t-il. Nous allons nous échapper du monde des morts, ensemble ! Tu seras comme mon frère. (Il tira mes mains contre sa poitrine, tout contre son cœur.) Nous serons toujours liés par ça et moi, je n'accepte pas qu'on puisse causer le malheur de mon frère. Alors je veux t'en faire le serment : que je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour te sauver de ces gens et réparer le mal qui a été fait à Hêphaistion.
— Tu ne peux pas.
— Qu'est-ce que tu en sais ? Tu as essayé ?
— Il est mort.
— Nous aussi, apparemment, et pourtant on se bat pour retourner là-haut. Nous pourrions au moins le libérer, te rendre ton visage, permettre à sa famille de l'enterrer et de lui offrir les rites. Mais je refuse de te laisser vivre ainsi !
J'ignorais quoi dire, j'ignorais quoi faire de sa fougue. Il était malheureux, impuissant et isolé, et cela l'enrageait contre le monde entier : il se révoltait pour moi comme il aurait pu se révolter pour n'importe quoi d'autre. J'étais l'étincelle qui l'enflammait ; il ne demandait qu'à se brûler.
Je le savais, sans douter de sa sincérité. Il pensait tout ce qu'il clamait et cela me frappait au cœur. Ce n'était qu'un garçon, ou mon roi amputé d'une partie de lui-même – mais qui qu'il soit, ce Philippos était le premier à me dire que ma souffrance importait à quelqu'un. Quelle était inadmissible, injuste.
Alexandros m'avait seulement dit que ce n'était pas si grave, incapable de saisir ce qui m'écorchait, lui qui n'avait été qu'éraflé par la vie.
— Jurons, continua Philippos. Jurons devant Iolaos que toi et moi, nous serons ensemble pour sauver Hêphaistion et te rendre ta vie, que nous ferons tout ce que nous pourrons. Rien ne nous séparera tant que cela ne sera pas accompli !
C'était tentant, horriblement tentant.
Et pourtant, je répondis :
— Philippos... non. Non, je ne peux pas.
Je le pris dans mes bras, l'y serrai avec toute la reconnaissance que je ne savais exprimer.
Avant, j'aurais pu accepter, mais...
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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...