Livre I - Chapitre 4 (2)

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À l'entrainement suivant, pourtant, Alexandros prit acte.

Je le connaissais assez mal pour croire que son attitude hautaine le plaçait au-dessus des racontars et des rumeurs – j'oubliais parfois que, tout fils de dieu qu'il soit, il n'avait que seize ans ; j'ignorais sa tragique sensibilité aux courants de sa cour.

Il mena Bouképhalas dans la carrière avec une nouvelle bride. Ses appliques en bronze et le rouge vif du cuir puaient le cadeau ; elles me parurent lourdes, surtout autour de la bouche. Hêphaistion n'avait jamais vu un mors pareil. Il en savait juste assez pour que je devine un frein beaucoup plus dur que celui auquel l'étalon était habitué.

J'aidais Térês à nettoyer sa jument quand le cavalier et sa bête passèrent devant nous. La pâleur des chevaux de Thrakê était connue dans tout le monde des Héllênes ; ce que les légendes se gardent bien de révéler, c'est à quel point les chevaux blancs aiment se rouler dans leur propre pisse et se décorer les flancs de crottin séché, si bien que mon compagnon de chambre prenait toujours plus de temps que les autres à apprêter sa monture.

Je relevai la tête au bruit des boucles de bronze. Bouképhalas secouait la sienne devant notre stalle et renâclait, les naseaux dilatés. Nous avions peu de juments à l'écurie et il se conduisait toujours plus mal lorsqu'il passait à proximité de l'une d'elle ; Alexandros le tança, tira sur la bride pour le forcer à avancer.

L'étalon obéit, les oreilles couchées sur sa crinière taillée en brosse.

Térês et moi arrivâmes en dernier à la carrière. J'aurai pu ne pas tenir les rênes de Podargos : il dansait derrière moi à petits pas charmants ; pour un étalon, il avait parfois des allures un peu précieuses. Les autres, dans le sable de la carrière, resserraient les sangles des tapis de selle ; Bouképhalas soulevait des nuages blancs en grattant le sol ; la jument de Térês agitait la queue comme un plumet.

— Tu devrais la faire mener au pré, lui dis-je. On dirait qu'elle va avoir ses chaleurs bientôt.

Térês acquiesça avant de monter d'un bond. La plus haute taille de Podargos me rendait moins élégant ; Alexandros avait appris à Bouképhalas à s'agenouiller, puisque l'étalon était trop imposant pour qu'il puisse l'enfourcher sans aide ou sans ce tour.

Il lui suffit d'un instant d'inattention pour que l'étalon quitte sa position dans la ligne.

Les cheveux sont des bêtes grégaires. La moitié des autres reculèrent pour laisser place au dominant, d'autres menacèrent d'embarquer leur cavalier ; les mieux maîtrisés et les plus calmes frémirent en couchant les oreilles. Podargos s'éloigna en pas de crabe comme s'il s'attendait à ce que la fureur de Bouképhalas s'abatte sur lui, bien qu'il se trouvât encore à l'autre bout de la rangée.

Le temps que je me tourne vers le bruit, le prince avant saisit le harnachement au niveau de la joue de l'étalon pour lui baisser la tête. Effort illusoire : Bouképhalas bondit en sens inverse, le souleva du sol ; Alexandros ne lâcha pas, tenta de le faire plier. Laisse-le aller, criait une part de moi, laisse-le, imbécile !

J'appréhendai le pire. Un coup de sabot, une morsure. Bouképhalas était un cheval de guerre.

Ces bêtes-là savent tuer.

J'abandonnai la bride de Podargos, sans réfléchir, suivant l'instinct qui hurlait : protège-le.

— Lâche-le ! cria Kleitos.

Ses grandes enjambées dévoraient l'espace de la carrière. Dans sa main : le fouet, déjà prêt à frapper.

— Arrête ! ordonna Alexandros à son cheval.

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant