Bouképhalas, lui, m'ignora superbement : quelqu'un lui avait donné sa ration de céréales du matin et mâcher exigeait toute son attention. Je tendis mon esprit vers le sien et n'y trouvai que l'intense satisfaction procurée par l'assouvissement de sa faim.
Je soupirai tout en brossant sa robe noire et brillante.
— Je suis le seul dans cette armée à être malheureux ?
Il souffla dans son avoine, indifférent.
Quand je retournai au chariot, j'y retrouvai un Alexandros qui semblait avoir totalement oublié notre brouille.
— Assieds-toi, me commanda-t-il en me désignant un tabouret que quelqu'un avait dû dégotter dans nos chariots.
Il tenait à la main un peigne très fin, en os, gravé avec un très beau cerf bondissant : de l'artisanat scythe.
— Tu es sûr ? Tu n'as pas mieux à faire ?
— Tu comptes demander à quelqu'un d'autre de t'épouiller ? s'enquit-il avec un sourire amusé.
Je pris cela pour un non et m'assis sur le tabouret, juste devant notre chariot ; Alexandros s'installa dans l'ouverture de la porte, les genoux de part et d'autre de mes épaules.
— J'aurais demandé à Pausanias, lui fis-je remarquer.
— Vraiment ?
... était-ce de l'acidité dans sa voix ?
Il commença à passer le peigne dans mes boucles. Elles étaient plus courtes que les siennes alors, bien que le peigne soit assez fin pour attraper les poux, il n'y avait guère de nœuds dans lesquels se prendre.
— Je ne sais pas s'il aurait le temps, il doit être tellement occupé avec mon père.
Cette fois, aucun doute : j'avais de nouveau réveillé la mauvaise humeur d'Alexandros.
— Ça te dérange ?
— Que ?
— Pausanias couche avec Philippos.
— Bien sûr que non, pourquoi devrai-je me sentir dérangé quand un ami qui a passé trois ans avec moi à Mieza décide d'abandonner mon service pour chauffer le lit de mon père ? C'est le roi, je comprends qu'il soit infiniment plus intéressant que ma petite personne. (Il renifla, méprisant.) Bien sûr que je lui en veux ! C'est évident, non ?
— Non, répondis-je un peu sèchement. Il y a beaucoup de choses qui ont l'air évidentes pour toi, Alexandros, que je ne saisis vraiment pas.
Il resta coi et immobile pendant quelques instants, assez longtemps pour que je me tourne et lève la tête vers lui. Il me dévisagea, les sourcils froncés, avant de décider que je ne me moquais pas de lui.
— C'est vrai ? demanda-t-il.
— Oui. Vous êtes tous vraiment très étranges, vous faites des simagrées pour tout et n'importe quoi et vous passez votre temps à vous soucier des affaires de cul des autres, comme s'il n'y avait rien de plus important. Vous vous plaignez que les femmes sont fourbes et querelleuses, mais si les Chasseresses de mon enfance se comportaient comme vous, Artémis les donnerait à bouffer à ses chiens pour ne pas avoir à les supporter.
Les sourcils d'Alexandros bondirent sur son front.
C'était la première fois que j'évoquais mes origines depuis que j'avais quitté ma montagne. Je pris conscience à son air ahuri de l'énormité de mes paroles. Pour moi, Artémis était exceptionnelle : inhumaine, incroyablement puissante ; elle incarnait le vent, la force des arbres, l'émerveillement du cœur face aux bonds aériens d'une biche ou la légèreté du vol des oiseaux. Son sang divin irradiait... mais elle avait aussi fait partie de mon quotidien.
Alexandros me dévisageait, muet, et je compris alors qu'il n'avait jamais rencontré le divin – quels que soient les exploits dont Philippos était capable, il n'avait visiblement pas initié son fils. Alors, comme le commun des mortels, Alexandros avait sans doute perçu de vagues traces de la présence des dieux au cours de rituels et sacrifices, croyait aux signes et consultait les devins, mais cela s'arrêtait là.
Je détournai le regard en même temps que la conversation.
— J'aime bien Pausanias. C'était mon seul ami au camp avant que tu reviennes.
Le peigne revint dans mes cheveux.
— Il m'a trahi.
— Il aurait le choix de refuser de coucher avec Philippos ?
— Écoute, mon père a bien des défauts, mais il n'a jamais eu de besoin de forcer ses pages : il a juste à accepter leurs avances quand ça le chante.
— Ça me dépasse, admis-je. Il est bien plus vieux qu'eux et en plus, avec son œil, il est quand même plutôt laid, non ?
— C'est le roi.
— Et ça le rend beau ?
— Évidemment.
La main d'Alexandros s'immobilisa encore ; à ce rythme, je n'étais pas prêt d'être débarrassé de mes poux.
— Les gens aiment se sentir important. Ces pages-là se ressemblent tous : ils sont ambitieux, ils veulent qu'on leur donne de l'attention... et quand ils arrivent à convaincre mon père qu'ils feront de bons chauffe-lits en campagne, ils s'imaginent qu'ils vont être puissants, qu'ils dureront plus d'une saison, que ça leur servira pour avancer leur carrière... mais non, ça ne dure jamais. Ils sont tous insignifiants pour lui. Et mon père sait donner l'impression que les gens sont importants à ses yeux, même quand il s'en fiche. Il est très fort pour ça. Il t'a sûrement fait le coup, non ?
Oui. Non... nous étions frères sous l'égide du même dieu, n'est-ce pas ? Ma situation n'avait rien à voir avec celle de ces pages, profanes aux mystères qui nous liaient.
N'est-ce pas ?
Au fond, je préférais qu'Alexandros ait raison. Cela signifiait que je ne devais rien à Philippos, rien du tout, et donc que je pouvais le haïr tout mon soûl et rêver de milles manières de le tuer.
— Est-ce que ça te rend triste ? demandai-je avec prudence.
— Plus maintenant. Je sais qu'il est obligé d'agir ainsi.
Alexandros mentait ; avec le recul, alors que je me remémore cette conversation, je sais qu'il mentait.
Mais sur le moment, je me laissais tromper par ce mince vernis de vérité.
— C'est à dire ?
— Être en campagne à longueur d'année, ne jamais avoir de temps et d'attention à nous accorder... On ne peut pas réaliser une destinée comme la nôtre et avoir une famille heureuse. L'amour, ça prend du temps.
Je me tournai de nouveau vers lui.
— Je suis content que ça ne te rende plus triste. J'aimerai que tu sois heureux.
Il évita mon regard et me poussa la tête sur le côté.
— Arrête de bouger : je vois un pou, là.
Il plongea les doigts dans mes cheveux pour tenter de l'attraper, du bout des ongles, et la conversation s'arrêta là.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...