Nous avions passé la moitié de notre vie ensemble. Alexandros avait vécu plus longtemps que je ne le pensais et, ces jours-là, je vivais dans la crainte que son temps ne soit enfin écoulé.
Nous avions parcouru la moitié du monde. Bien plus loin que la mer et les détroits, que Babylôn, que les monts démesurés qui séparent l'Indos du monde connu. Nous ravagions des terres insensées où il pleuvait, continuellement, des trombes d'eaux aux gouttes aussi épaisses que des cordes ; et Alexandros gisait dans sa tente royale, trempé de fièvre, blême, tremblant des blessures reçues lors de notre dernière bataille et de l'infection qui s'était logé dans son corps.
Nous étions seuls, parfaitement seuls avec les interminables percussions de la pluie sur la toile du pavillon royal.
— ... tu sais, Hêphaistion, qu'il n'a pas fui, ce garçon que tu aimais ?
Je ne me souviens plus si je l'aimais, pensai-je en tamponnant le front brûlant d'Alexandros avec un linge humide et frais.
— Le long de la route, il y avait une grotte... où logeait... une statue d'Athéna. En bois, avec des yeux d'argent qui brillaient dans la pénombre. Il attendait là, devant l'autel, il m'a dit...
Alexandros roula sur sa couche et ramena ses genoux contre sa poitrine. Son délire fiévreux effaçait son âge : il croyait pouvoir se faire tout petit et échapper à la terreur soulevée par le souvenir des iris miroitantes de la déesse.
— Je ne serai pas la mort de mon peuple. Tu n'as rien appris de ce qu'Artistotélês t'a enseigné... tu enterreras tes sujets loin de leurs femmes, loin de leurs pères, mais ce sera ta faute, uniquement ta faute. Si je dois mourir, je mourrai en ne tuant que moi.
Alexandros éclata de rire. Un bruit sec, sans joie. Notre route glorieuse vers le bout de monde était ponctuée de stèles solitaires et de corps ensevelis dans un sol hostile ; sa couronne, sa gloire, ses épouses : tout, tout, tout nous venait de la guerre, des massacres, des villes rasées, des palais embrasés dont les cendres tombaient sur nous en flocons de neige grise.
— ... vous êtes la peste. Ton père et toi, vous êtes la peste qui ravagera et détruira notre monde.
Je plongeai mon linge dans l'eau fraîche. Peut-être. Après tout, on racontait que Zeus avait provoqué la guerre de Troia pour soulager la Terre du poids d'une humanité trop bruyante. Était-ce à ça que nous servions, depuis le début ?
À nettoyer le monde de notre propre race ?
Je me retournai pour baigner le visage d'Alexandros. Il me fixait d'un air fou, à la fois terrifié et rempli d'une joie acide.
— Les mouches, me demanda-t-il, tu les entends encore ?
— Je n'y fais plus attention, tu sais, répondis-je.
Quand on était maudit par les dieux depuis aussi longtemps que moi, on finissait par s'y habituer. J'avais, imperceptiblement mais inexorablement, perdu l'espoir d'être libéré de leur joug : si les plus hautes montagnes du monde ne pouvait arrêter le regard des tyrans de l'Olympos, si la couronne de Roi des rois d'Alexandros ne suffisait pas pour que ses suppliques soient entendues... alors, rien ne nous sauverai jamais.
— Et s'il avait raison ? ricana Alexandros. Qu'avons-nous laissés derrière nous, toi et moi... à part des cadavres ?
***
Il ne se passa, sur mon trajet, aucun incident qui soit digne d'être raconté. Je me levais le matin, je galopais en suivant l'inclinaison de la côte vers le Nord-Est, je changeais de chevaux régulièrement, laissant Podargos me suivre sans cavalier afin qu'il puisse suivre ce rythme soutenu sans trop se fatiguer. Le soir, je prenais la nourriture qu'on me donnait, m'excusais et mangeais seul. Je vivais séparé des hommes ; la nuit, je survolais les routes que j'avais piétinées de jour.
Je voyageai ainsi pendant une semaine. D'autres auraient pu souffrir de si peu fréquenter les humains. Moi, j'en tirai du soulagement : le silence me lavait l'âme, ainsi que le mouvement des muscles puissants de mes montures, le soleil sur ma peau, le vent qui séchait mes yeux. Je me retrouvai seul avec moi-même, avec ce qu'il me restait, et je me couchais en ravivant la voix de ma mère dans ma mémoire.
Philippos Amyntou Makedonon
Attalos Menandrou
Et maudit soit l'autre, mort avant ma venue, que j'aurai saigné comme un porc pour me venger d'un chagrin que j'étais mal armé pour maîtriser.
Ainsi se passèrent sept jours, sept nuit, sept récitations. Philippos, je ne pouvais l'abattre tant qu'Alexandros restait trop jeune pour le trône – mais Attalos ? Il n'était qu'un général parmi d'autres. Les Macédoniens se passeraient de lui ; moi, je ne pouvais plus me passer d'une victoire. N'importe laquelle.
Attalos, murmurai-je en sombrant dans mes songes ailés. Attalos, Attalos, Attalos...
***
Pour ne pas rêver, je chevauche les vents.
L'armée de Philippos est une ville de toile, rangée derrière une palissade. Elle a avalé deux villages de fermiers désertés par leurs habitants. Ses milliers de feux de camps scintillent dans le couchant, entre les tentes, les lignes de mules et de chevaux, et les chariots.
Elle s'étend aussi largement que Pella, aussi largement que la ville encerclée par un remblais de terre surmonté d'une autre palissade : Perinthos, perchée sur sa langue de terre que lèchent les flots de Propontis [1]...
[1] La mer de Marmara, située entre les détroits des Dardanelles et du Bosphore.
VOUS LISEZ
La Flèche d'Artémis
FantasiaAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...