Les choses auraient pu en rester là si Térês avait su se montrer discret. Enhardi par ma présence, happé peut-être par un des rares silences ménagé par le hasard à la fin du dîner, il osa se vanter qu'il progressait merveilleusement bien et qu'il réciterait bientôt le chant dix-huit, presque aussi bien qu'Alexandros. La plupart d'entre nous somnolions : nous attendions que le soir rafraichisse l'air trop lourd avant d'aller dormir ; on entendait déjà les cris des oiseaux nocturnes dans le lointain.
Un petit ricanement émergea de l'une des couchettes, venant du garçon qui, à midi, avait rabroué Térês.
— Avec ta diction de barbare, ça ressemblera à une mauvaise parodie.
— Et toi, ripostai-je, tu as un talent remarquable, je suppose ?
Quelques grands sur redressèrent sur leurs coudes ; Alexandros sirotait son vin coupé d'eau et de miel et ne daigna pas lever les yeux de sa coupe.
L'émetteur du ricanement se rassit au bord de son lit de banquet. Il l'emportait sur moi pour la taille et la largeur des épaules ; le matin, la cuisine lui préparait du brouet de sang à la spartiate ; le midi, il mangeait du foie à l'ail à la façon des champions olympiques de pancrace.
Il s'appelait Démêtrios.
— Tu es ? s'enquit-il avec mépris.
— Hêphaistion Amyntoros.
— Tu sais qui je suis ? Et à quel clan j'appartiens ?
— Non. Pourquoi ? Ton seul talent est d'avoir un père haut placé ?
On pouffa, quelque part dans mon dos. Démêtrios rosit et écrasa rageusement un insecte qui s'était aventuré sur sa cuisse. La gifle laissa sur sa jambe glabre une marque rouge ; il fit mine d'étudier sa paume ensanglantée et tenta de maîtriser sa voix pour me répondre.
— C'est vrai que quand on ne descend de personne, il faut briller par autre chose qu'un illustre lignage...
Hêphaistion aurait doute relevé l'insulte, mais pas moi : par mon père Argaios, c'est le sang d'Héraklês, le sang royal de Makedonia qui coulait dans mes veines... et dans les forêts d'Artémis, cela n'avait jamais rien changé.
Comme je me contentais de siroter mon vin épicé en levant un sourcil amusé, l'autre reprit :
— Et donc ? Qu'est-ce que tu sais faire qui t'autorise à me provoquer ?
La réponse me vint vite, inspirée par le souvenir de mes chasses et par l'écho de l'esprit d'Hêphaistion :
— Puis sa main droite prit et fit vibrer la corde, qui chanta bel et clair, comme un chant d'hirondelle... [1]
— Tu es archer ? s'enquit quelqu'un, le visage mangé par les ombres grandissantes.
— Et poète, compléta un autre en riant.
— Et passablement orgueilleux, conclut Alexandros, pour oser te comparer à Odysseus lui-même.
Enfin détaché de sa coupe, il me dévisageait, comme d'ailleurs tous les autres convives. Le molosse d'illustre ascendance se pinçait les lèvres pour ne pas surenchérir : le prince m'avait interpelé, il fallait donc lui céder la scène.
Très calmement, je rendis son regard au prince. Personne n'imaginait que ma vantardise puisse n'être qu'un simple constat. Les Macédoniens ne pratiquaient guère l'archerie, tout comme les Athéniens dont descendait Hêphaistion ; Hêphaistion qui ne possédait pas d'arc, et qui n'en avait peut-être même jamais touché de sa vie.
Il me fallait espérer que personne ne s'interrogerait à ce sujet. On m'avait provoqué, ou plutôt, j'avais provoqué cette situation dont je ne pouvais me sortir que par l'exploit : j'avais l'occasion de gagner le respect de tous... si je me montrais à la hauteur de mes prétentions.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...