Le glissement de terrain nous entraina jusque sur une corniche, molle et instable, sur laquelle nous restâmes figés par la terreur. Le reste s'était effondré dans une noirceur sans contours, brumeuse, de laquelle s'élevaient des gémissements inarticulés.
Le dos plaqué contre la paroi, je tenais encore Philippos contre moi, les bras passés autour de sa tête. J'avais tenté de la protéger lors de ma chute, et à présent, je me raccrochais à lui, comme un marin à sa dernière planche.
Il n'y avait plus de chemin, nulle part. La pente terreuse me paraissait dangereusement friable. Ne restait plus qu'à sauter – et, sans doute, à dire adieu à nos espoirs de retour. Une partie de moi en était soulagée. À quoi bon revenir à la vie ? Qu'est-ce qui m'attendait, là-haut, à part la souffrance de ma propre existence ? Le souvenir fugace d'Alexandros, lumineux sous les frondaisons, je le chassai vite : à quoi bon ? Il pouvait trouver infiniment mieux que moi.
Ce que je regrettai, c'est qu'il ne pourrait jamais trouver un autre père.
Philippos se dégagea avec une grande prudence. Comme moi, il ne pouvait s'empêcher de regarder cet abysse qui appelait. Là était notre place : avec les autres âmes mortes, au-delà du fleuve paisible.
— Ça... ça se termine comme ça ?
Il avait la voix cassée, très jeune, et ses lèvres tremblaient alors qu'il les pinçait entre ses dents. Il se mit à sangloter ; je ne l'en empêchai pas. J'étais vide de larmes et finalement, je n'avais pas tant de regrets. C'est Hêphaistion qui avait espéré de belles choses : une victoire aux épreuves hippiques lors des Hetairidia, chevaucher auprès d'Alexandros, un commandement prestigieux, se rendre à Athênai au moins une fois, assister aux joutes musicales des jeux pythiques... Sous mes yeux, ma peau se tachetait de brun.
Je me laissai lentement envahir par les souvenirs d'Hêphaistion. Je ne savais si notre lien survivrait à la mort : j'aurai sans doute droit aux rites funéraires appropriés, et mon fantôme passerai les portes de l'Haidès... mais Hêphaistion, lui, aurait-il cette chance ? Son corps restait abandonné, ignoré de tous...
Un nœud se crispa dans ma poitrine. C'était injuste – mon échec, qui le condamnait, lui. Réfléchis réfléchis réfléchis. Qu'avait dit Philippos ? On ne doit jamais approcher un problème en partant du principe qu'il est insoluble. C'est la peur qui nous empêche de le résoudre, ou le manque d'imagination.
La mort, ça avait tout de même l'air très insoluble.
À ceci près qu'Hermês pensait que nous avions nos chances. Pris dans la peau d'Hêphaistion, les rouages de mon esprit se recomposaient pour ressembler au sien – je le sentis, car la différence me décalait par rapport à moi-même. J'étais moi, et autre que celui que j'avais été quelques instants auparavant.
Qu'avait conseillé Hermês ? Suivre le chemin, ne jamais regarder en arrière.
— Zeu, mais que nous sommes stupides !
Philippos s'écarta de moi, surpris par mon exclamation et, sans doute, parce que ma voix avait changé, passant de mon ténor au baryton d'Hêphaistion. Quelques cailloux échappèrent de notre corniche ; il se hâta de se plaquer de nouveau contre moi.
— Réfléchis, demandai-je, c'est très important : lorsque nous avons parlé du passé, le chemin s'est mis à descendre, n'est-ce pas ? Et à remonter lorsque tu parlais de ce que tu voulais faire plus tard ?
Il fronça les sourcils, puis releva les yeux vers moi, le regard étincelant.
— Mais comment... comment on a pu ne pas s'en rendre compte ?
— On s'en fiche, rétorquai-je. L'important, c'est de remonter, et ce qu'on fera une fois en haut. Qu'est-ce que tu feras quand tu seras de nouveau vivant ?
— Je mangerai des anguilles au persil... Quoi ? On est ici depuis tellement longtemps, je suis sûr que je serai mort de faim – je voudrais aussi des gâteaux au miel, et du nougat au sésame, et de l'agneau grillé avec des dattes, de l'oie grasse, des figues...
— Philippos...
— J'ai peur, d'accord ? Je n'y peux rien, je n'ai rien qui me vient à part la bouffe.
— Regarde la paroi : elle a l'air plus stable, non ? Et je vois des prises. On devrait essayer d'escalader.
Et avec un sourire, j'ajoutai qu'il pouvait continuer sa liste, pour nous assurer que la piste nous ramènerait dans les hauteurs.
Nous remontâmes. En haut, le sentier attendait, dissimulé par les hautes fougères. La voix de Philippos chassait le silence de la forêt. Il avait mille projets stupides, mille projets qui nous sauvaient car, à travers la végétation, la piste remontait. Un sentiment d'euphorie nous donnait des ailes et nous commençâmes à courir, à petites foulées, jusqu'à atteindre le sommet de la colline. Nous restâmes un moment à attendre que Philippos reprenne son souffle, et il finit par dire :
— Vas-y, toi... j'irais plus vite si... si c'est toi qui parle...
Mais moi, au fond, je n'avais rien à dire.
Nous repartîmes en marchant pour qu'il se repose. J'avais en tête tous les espoirs d'Hêphaistion, dont l'apparence me collait au visage et mettait mon compagnon mal à l'aise. J'essayai de raconter. Cela ne faisait que souligner la terrible vérité : que rien de tout cela n'arriverait à celui qui en avait rêvé.
Le chemin montait encore, légèrement, à travers une campagne d'herbes grasses, d'étangs et de saules. C'était le paysage idéal pour des peupliers blancs, mais nous n'en vîmes aucun. Mes silences se rallongeaient ; le cœur n'y était pas et, au bout d'un moment, Philippos se rapprocha et me prit la main. Il fixait la route, la mâchoire serrée, sans que je devine ce qui le mettait en colère.
— Je connais cet endroit, remarqua-t-il, au bout d'un moment.
J'allais lui dire de ne pas le mentionner, si cela faisait partie de son passé, mais il secoua la tête.
— Non, ce n'est pas... enfin, pas seulement. Viens, je sais ce qu'il y a, derrière ce virage.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...