Nos camps étaient organisés autour d'une place centrale. Celui de Philippos formait un carré, sur l'un des côtés ; celui de Parmeniôn en occupait un autre, et celui d'Alexandros, le plus petit des trois, l'espace le plus mince, du côté de la mer. Chacun avait son feu de camp, son organisation, ses gardes.
Sur la place centrale, on avait planté deux poteaux bien écartés, en face desquels on avait aligné l'ensemble des pages.
Philippos, assis de l'autre côté des deux piliers, n'eut pas besoin de se lever pour que son baryton porte. Les mots déceptions, indignité et déshonneur roulèrent, je crois, jusqu'aux lignes où les chevaux de sa garde rapprochée seraient attachés pour la nuit. Je ne vis rien des expressions de mes camarades : on avait entravé mes poignets loin au-dessus de ma tête, sur le poteau, de sorte que je leur tourne le dos.
À l'entendre, nous avions trahi l'esprit même de la troupe, l'éthos qui lie les boucliers entre eux, la solidarité qui maintient la formation. Pour lui, amoureux des chevaux mais doté d'une âme de soldat de la phalange, c'était là le pire des sacrilèges. Nous avions rompu les rangs, abandonné notre devoir sacré : en territoire ennemi, nous avions manqué de fraternité.
Je vis Alexandros, lorsqu'il prononça son discours. Toute sa douceur, tout ce qui faisait de lui un garçon avait disparu – Alexandros le Prince chassait l'humain, l'enfouissait si profondément que nul n'aurait deviné son refus, sur la plage. Il était le fer, la pierre et le vent dans ce qu'il a de plus irrésistible. Vidé de tout ce qui n'était pas la justice et la vertu.
Pausanias fut fouetté en premier. Je n'étais, après tout, qu'une arrière-pensée, pour passer aux autres l'envie de se faire complice. Un long silence. Je devinai qu'Alexandros se plaçait derrière moi. Je murmurai, en espérant qu'il m'entende : sois brave. Je t'aime.
Cela ne faisait pas si mal. J'avais connu pire, et puis la langue de cuir s'abattait sur une peau qui ne m'appartenait pas tout à fait. Je me sentais très détaché. La partie de moi qui était Hêphaistion pensa : chaque coup, une trainée de feu, chaque trainée, un fil, chaque fil, tissé en armure, autour de toi, mon amour.
Il ne me frappa que dix fois, moitié moins que Pausanias, et n'avait tiré le sang qu'à deux reprises.
Ce soir, il ne viendrait pas me voir. Il fallait qu'on croie qu'il m'en voulait. Philippos non plus ne me vit pas, mais l'esclave de son médecin vint me m'étaler un baume gras sur le dos, et je supposai qu'il venait de sa part. Puis, il me banda, juste au-dessus des deux plaies fines qui picotaient dans mon dos ; je me rhabillai et, dans la nuit désormais piquetée d'étoiles, m'aventurai sur la plage.
J'y marchai sans but conscient jusqu'à sentir la présence d'Hêphé. J'avais erré sans comprendre clairement qu'il m'appelait... cela me parut évident lorsqu'il s'enfonça dans mes bras, contre moi, buvant ma chaleur. Je sentis mes blessures pulser. Mes yeux se firent d'argent et je vis, venant de son dos, des filaments de fumée noire qui se dissolvaient dans le vent.
Je cherchai son âme, si proche de la mienne, et y sentit toute son incompréhension : pourquoi la douleur ? Pourquoi cela ? Qu'avait-il fait ? Et à moi, la réponse devint terriblement évidente.
Rien. Hêphé n'avait rien fait, mais en me retirant en moi-même, je l'avais placé, lui, en première ligne de cette punition que j'avais réclamée.
— Je suis désolé, lui soufflai-je. Oh Hêphé, je suis désolé, tellement désolé, mon très cher...
Je tentai de le réconforter, du mieux possible, jusqu'à ce qu'il se calme et se love contre moi, assis le dos contre une dune.
Sélêné était montée haut lorsque le fantôme apparut. Comme Perdikkas, Arrhidaios et Amyntas, il ressemblait trop à Philippos pour que je ne reconnaisse pas leur lien de parenté – le sang d'Héraklès, sans doute, imposait un type à toute cette lignée. Celui là semblait à peine sorti de l'adolescence ; il avait un long visage qu'il devait tenir de sa mère, en comparaison de ceux, plus carrés, du reste de la fratrie.
VOUS LISEZ
La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...