Livre III - Chapitre 16 (7)

7 1 0
                                    

Le palais grinçait plus horriblement que jamais. Je m'arrêtai, dans un moment de doute, et parce que je n'entendais plus les cris de Perdikkas, me disant que peut être, je devrais expliquer à Philippos qui j'étais. À peine m'étais-je arrêté que des pas pesants, au plafond, nous firent lever la tête.

— C'est quoi ? me demanda-t-il.

— Aucune idée, avouai-je.

Quand il avait encore son visage d'adulte, nous nous étions abstenus de nous poser la question, puisqu'il y avait peu de chances que la réponse nous plaise.

— Ce n'est peut-être pas un monstre, espéra-t-il. Il ne faut pas toujours juger d'après les apparences, non ?

C'est alors que les doigts traversèrent le plafond.

Ils étaient énormes, avec des ongles encroûtés de sang, et les planches pourries cédaient comme de la paille. Le plancher arraché ne révéla que les ténèbres. Puis, un nouveau pan craqua sous les doigts gigantesques, et les filaments grisâtres autour des ténèbres révélèrent que ce n'était pas l'absence de lumière que je fixais, mais une pupille immense, un puit noir et sans fond où un homme entier aurai pu tomber.

Nous ne restâmes pas pour savoir si l'apparence de cette chose cachait une âme pleine de tendresse.

Nous courrions aussi vite que nous le pouvions sans perdre nos repères. Il fallait que cela nous mène quelque part, à un moment, il le fallait, sinon il ne nous restait plus qu'à nous écrouler dans un coin – mais enfin, ce que je redoutais nous attendait : un cul de sac. Une porte close dont je ne pouvais même pas faire tressaillir le loquet, et aucune fenêtre, rien. Philippos allait se retourner quand je lui rappelai la règle : ne jamais regarder en arrière, ne pas revenir sur nos pas.

— Ça va aller, mentis-je, essoufflé. Je vais la démolir, cette saloperie de porte, tu vas voir, une hache, il me faut une hache...

Je lui tendis le bouclier. Il le regarda un moment d'un air ahuri, alors que je prenais mon élan pour frapper la porte, en laissant entre nous que l'espace d'un pas.

J'aurai tout aussi bien pu frapper de la pierre, mais je réarmai mon bras parce que de toute façon, quelle solution avais-je ?

— Je crois que ça ne marche pas, remarqua-t-il, hésitant.

J'avais réussi à faire quatre encoches. À ce rythme, nous en avions encore pour des heures, alors que le palais gémissait derrière nous.

— Je suis désolé. J'avais promis de te protéger et je...

Et comme d'habitude, j'avais échoué.

— Je crois, commença Philippos, que nous devrions éviter de paniquer.

Cela me paraissait ridiculement évident – et puis, avec un seul coup d'œil, je compris qu'il disait sans doute cela pour tenter de calmer ses propres nerfs. Il se mit à respirer, très lentement, les doigts serrés sur notre bouclier.

— Dis.

— Oui ?

— Comment tu t'appelles ?

J'aurais aimé que la réponse soit simple, mais même ça, ça ne l'était pas. Si je répondais Hêphaistion et si Philippos se perdait, est-ce que ce nom-là lui permettrait de me retrouver ? Je ne pouvais pas lui demander de renifler jusqu'à ce qu'il retrouve l'odeur de verveine qui, d'après son lui adulte, me caractérisait.

— Orestis, répondis-je.

— C'est bizarre, parfois, ton visage change.

— Je sais.

— Je n'ai jamais vu ça, sur personne.

Il avait l'air beaucoup trop détaché.

— Ouais, je suis assez unique en mon genre, je crois.

— Mais tu as le même bouclier que moi, nota-t-il.

J'avais envie de pleurer, ou de rire, et en même temps, s'il n'avait pas reconnu son bouclier à mon bras, m'aurait-il suivi ?

— Peut être... qu'on devrait revenir sur nos pas.

— Est-ce que tu as un... couteau, conclut-il, alors que l'arme apparaissait dans sa main.

Il le regarda un moment avant de se reprendre et de me conseiller de tenir ma ceinture.

— Quoi ?

— Elle va tomber, dit-il en posant la pointe de la lame sur la veine bleue, sur son avant-bras, alors tu ferais mieux de la tenir.

— Qu'est-ce tu fais ?

— Je défais les liens et les verrous.

— Je...

— Attends, il faut que je me concentre.

Il ferma les yeux. Le sang perla, noir, et il le porta à ses lèvres en murmurant. Je suppose que c'était dans un vieux dialecte de Thébaï, parce que les mots étaient familiers, et en même temps, trop tordus pour que mon esprit paniqué les comprenne. Je reconnus des noms de Dionysos, et Philippos acheva l'invocation d'un geste bizarre du poignet qui évoquait les danseuses des banquets.

Dans un claquement, le loquet s'ouvrit.

À mon air ébahi, il répondit avec un air de crâneur :

— Fais attention à ne pas marcher sur tes lacets.

J'éclatai de rire, malgré moi, parce que cela me paraissait si futile comparé au reste... et parce qu'au-delà de la porte ouverte s'étendait, enfin, la campagne et le chemin qui devait nous ramener chez nous.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant