— Tu es magnifique.
Je me redressai alors qu'il renouait la peau de lynx autour de mon cou, avec des gestes timides, comme si j'étais soudainement devenu un être supérieur qu'il osait à peine contempler. Son admiration attisait une flamme en moi, chaude et lumineuse.
Pourquoi, me demandai-je sur le chemin, alors que je racontais d'autres chasses en me vantant de ma puissance, pourquoi sa réaction me touchait-elle plus que celle d'Alexandros ? J'allais mourir si le sentier continuait à plonger, et pourtant, je ne m'étais pas senti aussi heureux depuis longtemps. Quelque chose grandissait, entre mon protégé et moi, une liane qui fleurissait contre mon cœur, trop vite, bien trop vite. Ce n'était même pas l'affection que je pouvais ressentir pour mon roi : ce Philippos avait peu à voir avec lui. Il était impulsif, malheureux, généreux et fragile, fougueux et inquiet comme un jeune étalon qui se cherche une harde, car sa nature même hait la solitude, ou comme un chiot avide d'affection et de reconnaissance. Je crois qu'en cet instant, il m'aurait suivi jusqu'au bout du monde si je le lui avais proposé.
Nous parlions toujours de moi lorsque cela me frappa. Il prononça mon nom, au détours d'une phrase. Orestis. Je détestais ce nom qui me reliait à la vengeance de ma mère – et pourtant c'était mon nom, mon vrai nom, celui qu'Alexandros ne connaissait même pas. L'admiration de Philippos, je ne la partageais pas avec l'ombre d'Hêphaistion ; c'était mon visage sur lequel se posait son regard amouraché, mon nom qui coulait de ses lèvres, presque égal à celui des dieux.
Moi.
Il m'admirait, il m'aimait moi.
Depuis combien de temps n'était-ce pas arrivé ? Depuis combien de temps ne m'avait-on pas regardé avec autre chose que du mépris, du dédain, de la crainte ou de l'indifférence ? La dernière fois, ma mère m'avait fixé, les deux mains accrochées à mes épaules, comme si sa vie en dépendait, et elle m'avait fait jurer de la venger. De toujours me souvenir d'elle. Ses yeux brûlaient, intenses, ils se repaissaient de moi – mais ce qu'elle contemplait alors, était-ce moi ou à la promesse du châtiment ?
Je passai ma langue sur mes dents, sur ma lèvre. J'essayai un instant de m'imaginer, moi, auprès d'Alexandros. À quoi cela ressemblerait, d'entendre les autres m'appeler par mon vrai nom ?
Mais il y avait ce mur, ce mur immense, impossible à gravir : le temps du feu, des drogues, des initiations souterraines, des rêves ravageurs. Et leur acmé. Cette nuit. Cette nuit où j'avais tué Hêphaistion, où j'avais tué Orestis pour créer cet autre Hêphaistion, cette créature bâtarde qui n'était ni lui ni moi, mais un être cousu à partir de ma force, de sa beauté, de mon agilité, de son intelligence, de nos vies brisées à tous les deux. J'étais né cette nuit là et je détestais le nourrisson sanglant et cruel qui en était sorti.
C'était ça, le vrai moi, maintenant – pas l'Orestis dont Philippos buvait les paroles.
La nausée me reprit. Il fallait que je lui dise qu'il se trompait, que le garçon qu'il commençait à adorer n'existait plus – il fallait que j'avoue ce que j'avais fait, ce crime horrible que je refusais de concevoir et qui revenait, qui me prenait en traitre, qui me dégoûtait de la viande et du sang, et j'entendais le crissement du couteau sur le plat.
Je m'arrêtai subitement, au milieu du chemin, et me mis à trembler. Mon apparence se brouillait et quelque chose de rouge et gluant m'empoissait les mains. Philippos tenta de me toucher ; j'évitai son geste pour ne pas le souiller.
J'étais sale, irrémédiablement sale.
Je m'écroulai sur le chemin, les doigts crispés dans mes cheveux. Un grand cri me déchira et me laissa pantelant, incapable de contrôler mes larmes. C'était cet endroit, mouvant, qui tirait mes souvenirs vers ma peau et en imbibait l'air, le chargeant d'un parfum de sang et de chair pourrissante.
— Parle-moi.
— Non, répondis-je en m'entourant de mes bras, les griffes plantées dans ma peau.
Mais l'étreinte de Philippos se resserra autour de mes épaules.
— Laisse-moi t'aider.
— Non, répétai-je.
Il ne pouvait pas. C'était sans retour, comme ce qu'Attalos avait fait à ma mère. Pire encore : lui, je pouvais m'en débarrasser, laver le crime par son sang. Mais Hêphaistion resterait éternellement avec moi.
— Tu ne me connais pas, tu ne sais pas ce que j'ai fait, tu ne voudrais plus de moi.
— Tu n'en sais rien.
— Je suis un monstre.
— Ce n'est pas vrai.
Je me redressai pour m'arracher à son étreinte. Qu'est-ce qu'il en savait, lui ? Il ne me connaissait pas, il se trompait à mon sujet, j'étais cruel, mauvais, j'avais toujours été mauvais – un monstre né d'un crime, destiné à finir criminel, de ceux qu'on enchaine dans les profondeurs maudites de l'Haidès.
— Ce n'est pas vrai, Orestis, répéta-t-il. Quand tu me regardes, ça se voit que tu es gentil.
J'éclatai d'un rire immense, incontrôlable. Pauvre garçon perdu, qui prenait ses désirs pour des réalités. Avais-je été gentil avec Térês ? Avec Alexandros ? Avec Hippostratos ? Quelle importance ? Il y a des fautes qui noient tout le reste.
— Parle-moi, ça ira mieux.
— Qu'est-ce que ça changera ?
— Tu ne seras plus tout seul, face à tout ça.
— Pourquoi tu veux m'aider, Philippos ? Tu n'as pas assez de problèmes comme ça ?
— Pourquoi es-tu aussi gentil avec moi depuis qu'on s'est rencontrés ? Pourquoi tu m'écoutes, pourquoi tu me protèges ? Pourquoi tu fais comme si c'était toi, le poids, alors que c'est moi qui vient d'une famille de fratricides qui se massacrent de génération en génération ? On est là tous les deux, c'est notre quête, à tous les deux, ensemble.
— Tu ne veux pas être avec quelqu'un comme moi.
— C'est à toi de décider ce que je veux ? s'insurgea-t-il. Si c'est si terrible que ça, Orestis, alors dis le moi et laisse-moi en juger. Tu n'as pas le droit de décider à ma place.
Il s'assit sur le chemin, bras et jambes croisées, déterminé à n'en pas bouger – et moi je tremblais de terreur, parce que j'en étais sûr : une fois qu'il m'aurait entendu, il m'abandonnerai, et je resterai éternellement seul.
Je me tus. Nous restâmes ainsi, à nous regarder, et sa façade commença à se fissurer. Lui aussi, il avait peur de cette conversation, de son résultat, et sans doute, de continuer sans moi dans cette forêt hostile.
Au bout d'un moment, il se rapprocha de nouveau de moi. Je le laissai faire parce qu'au fond, je voulais qu'il reste avec moi ; je voulais que quelqu'un m'étreigne et m'accepte, malgré tout ça.
— Dis-moi, s'il te plait, me murmura-t-il. Ne me laisse pas seul.
Et je lui répondis, parce que sa plus grande crainte résonnait avec le mienne : celle d'être abandonné, utilisé et jeté en pâture.
Ce ne fut pas un beau récit. Pas d'éloquence. Pas de beaux effets, pas de poésie. Le chagrin et la honte et la peur entrecoupaient mes mots. Laids, maladroits. J'étouffais de longs silences. Parfois, Philippos m'étreignait, maladroitement, ou effaçait mes larmes, ou me pressait de continuer. Il détournait parfois le regard, tremblait, se cachait la bouche – mais il restait contre moi, ou ma main dans la sienne, ou ses bras autour de mon cou, ou son front contre mon front.
Avec moi, toujours, malgré les horreurs qui sortaient de ma bouche.
Je n'achevai pas l'histoire. Je pleurais dans ses bras alors qu'il me caressai les cheveux en murmurant des choses bêtes, le genre de mensonges que les mères aimantes servent à leurs enfants pour calmer leurs terreurs. Ce n'était pas important, que ce soit faux : il était là, toujours là, il n'avait pas menti, il ne m'abandonnait pas.
Mais la terre, elle, gronda ; et je la sentis céder, glisser, alors que tout un pan des bois s'effondrait soudain vers les profondeurs.
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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...