Livre IV - Chapitre 25

5 0 0
                                    

Le vignoble se trouvait au nord-est de Pella, sur des coteaux où la vigne alternait avec des forêts de chênes centenaires et des falaises percées de grottes. Une partie du domaine semblait à l'abandon ; en dehors d'un pâtre qui menait son troupeau de chèvres pour affronter les ronces, nous ne croisâmes personne avant la maisonnette, au bord de la route, où les gardes arrêtaient les curieux et où les marchands déchargeaient.

Personne ne venait ici ; personne, à moins que le roi lui-même ne l'ait ordonné.

Après la chaleur lourde, moite et épaisse d'insectes de Pella, j'accueillis la fraicheur forestière avec soulagement. Le silence, aussi. Nous n'avions passé que deux jours à la capitale, et l'attention qu'attirait Alexandros avait suffit à me dégoûter de la ville.

La maison ne payait pas de mine. À la voir, on n'aurait pas deviné qu'elle appartenait à Philippos, et non à un vigneron relativement aisé. Des herbes odorantes débordaient de restes d'amphores cassées ; des lianes s'accrochaient aux piliers et aux poutres, les habillaient de feuilles et de fleurs, de grappes de glycines mauves et de raisins pâles, de lierre et de jasmin ; d'épais serpents chauffaient sur les murets de pierres sèches, et une fontaine gloussait, quelque part.

Nous laissâmes nos chevaux à un palefrenier à demi-nu. Ptolemaios connaissait les lieux : il nous guida d'abord à la fontaine, où nous dégrafâmes nos chitons pour nous asperger, puis dans l'ombre d'une colonnade qui s'engouffrait dans la maison, vers une cour intérieure. L'allée passait devant la cuisine, grande ouverte, où des femmes chantaient un air grivois, avec un abandon scandaleux qui arrêta un instant Alexandros. Ptolemaios nous avait prévenus que nous pourrions croiser des choses étranges ; il s'était sans doute attendu à des surprises plus... mystiques.

Un grand platane poussait dans la cour de terre battue. Philippos se tenait sous son ombre, debout, quoi que pesant un peu sur la lance qu'il tenait dans une main, et sur sa jambe indemne. L'autre dévoilait la cicatrice, longue, épaisse, qui donnait au mollet une apparence décharnée par-dessus les cordons de la sandale. En plus de son arme, Philippos portait un bouclier, noir, marqué du cheval blanc qui nous avait protégé dans le monde des morts, et un linothorax aussi basique que celui d'un soldat du rang.

— Qu'est-ce que tu fais ? l'interrogea Alexandros, brusquement.

Je ne crois qu'il voulait être discourtois – il parlait si peu, depuis des semaines, que ses conversations en devenaient rugueuses.

— Je m'entraine, rétorqua Philippos, pour la campagne de cet automne.

— Ton médecin est d'accord ?

— Je vais très bien, merci.

— Ça ne guérira pas si tu...

— Quoi ? balança Philippos en posant son bouclier. Tu es médecin, toi, maintenant ?

— Aristotélès s'y connait et il m'en a enseigné assez pour que je sache que tu ne devrais pas t'appuyer sur cette jambe !

— Je l'emmerde, ton philosophe.

— Et c'est bien dommage, ironisa Alexandros, les poings sur les hanches, vu à quel point tu n'as cessé de me rappeler qu'il t'avait coûté une fortune.

Malgré lui, Philippos souffla, par le nez, ce qui ressemblait à un petit rire. Il laissa Alexandros lui confisquer le bouclier et accepta de s'assoir, dans un silence un peu gênant, avant de nous demander si notre voyage s'était bien passé.

— Non, répondit Alexandros. Mais tu t'en doutais, n'est-ce pas ?

— Passe moi le pot marqué avec une abeille, là-bas, tu veux ? Qu'est-ce que j'en savais, que ça ne se passerait pas bien ? Avec les dieux, on ne sait jamais.

— Il m'a ignoré, précisa Alexandros en tendant le pot à son père. Qu'est-ce que c'est ?

— Un cadeau d'Hermês. Avec ça, j'ai une chance de pouvoir replier la jambe un jour – ou qu'elle puisse se tendre de nouveau.

— Tu ne peux pas te battre comme ça, décida Alexandros avant de se tourner vers Ptolemaios et moi. Aidez-moi, vous deux ! Je suis le seul que cela dérange ?

— Je me bats avec mes hommes, insista Philippos. Je me suis toujours battu avec mes hommes. On ne dira pas de moi que je suis devenu un lâche.

Le baume sentait la cire, et quelque chose d'autre d'envoûtant ; une herbe, sans doute, qui ne poussait que dans les jardins des dieux.

— Tu combats avec tes soldats depuis vingt ans, fit remarquer Ptolemaios depuis la colonnade où s'il était appuyé, nonchalant. Il faudrait être d'une singulière mauvaise foi pour t'accuser de manquer de courage... et la dernière fois que tu as été blessé à la jambe, tu as attendu deux ans avant de revenir en campagne.

— Hellas n'attendra pas. Cette campagne sera déterminante pour enfin unir les cités, pour...

Père, le coupa Alexandros.

Il n'ajouta rien – avait-il trop à dire, ou s'était-il surpris lui-même ? Philippos se tut. J'hésitai à partir, à leur laisser ce moment, cette occasion de renouer les fils déchirés au printemps.

Ils détournèrent le regard en même temps et, en même temps, dirent : Je suis désolé de t'avoir manqué de respect... de t'avoir mentis... de ne pas t'avoir écouté...de ne pas avoir su prendre soin de toi...

Je repartis sous la colonnade, passai devant les cuisines où l'on chantait toujours ; un chant de moissons, à la gloire de Dionysos.

Dehors, je m'assis sur un muret, non loin d'un gros serpent endormi. Ptolemaios me rejoignit. L'animal leva lentement la tête ; le jeune homme le prit, avec les gestes confiant de quelqu'un qui a l'habitude de manipuler des reptiles, et le laissa s'enrouler autour de son bras.

— Les serpents du dieu. Ils veillent sur la maison.

Le frôlai l'esprit de la bête, et sentis au fond de ma langue le goût capiteux du moût de raisins.

— Ce sera bientôt le temps des vendanges, me dit Ptolemaios, sans lâcher le serpent des yeux. Je pourrais être ton parrain, si tu le désire.

— Pour ?

— Pour rejoindre le rang des initiés.

Je sentis mon cœur bondir, mais...

— C'est vrai qu'il y a des orgies ?

Ptolemaios éclata de rire. Le serpent darda sa langue vers moi, et j'eu l'impression que lui aussi riait.

— Oui, avoua Ptolemaios. Oui, il y a des orgies, comme tu dis, et on mange de la chair crue, après avoir bu d'obscures breuvages... mais les mystères du Libérateur sont la révélation de nos désirs profonds. Si tu n'as pas envie, cela n'arrivera pas.

Je ne contestai pas : il parlait avec cette assurance tranquille qui me rassurait toujours, et rien de ce qu'il m'avait expliqué jusque là ne s'était révélé faux.

— Prends le temps d'y penser, me suggéra-t-il en se levant. Ce n'est pas une décision qu'on scelle à la légère... même si je pense, Orestis, que tu es fait pour ça.

Il me laissa, seul avec mes pensées, seul avec cette envie grandissante d'accepter pour, enfin, appartenir à quelque chose, y appartenir vraiment.

Au-dessus de l'eau de la fontaine, des guêpes dansaient dans la lumière ; je les observai, longtemps, en me disant, peu à peu : pourquoi pas ?


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant