Je marchais en direction du levant.
Parfois, des fragments de perceptions s'immisçaient dans ma vision nocturne. J'entendais le vent dans les feuilles. Je voyais les mailles pourries d'un vieux filet, les os d'un bœuf noyé, dans l'eau.
Marcher.
La plage se déroulait. La pluie commença à tomber. Le sable pâle céda à une terre brune, piquée d'herbes halophiles et parsemée de coquillages brisés et de bois flotté. Toujours le vent, toujours la luminescence pâle de l'ivoire. Je posai mes mains sur les oreilles. Elles étouffèrent le bruit des vagues et de mes pas, mais pas du froissement des feuilles.
J'allai sur la plage jusqu'à me retrouver totalement seul. Je m'installai dos contre un rocher, le flanc couvert par un autre, invisible dans la nuit et à l'abri du souffle de Boréas [1].
Un arbre, les os d'un beauf dépassant de l'eau sombre.
J'explorai le gouffre dans mon corps que, peu à peu, remplissait l'Appel. À présent que j'étais seul, je le sentais pulser, faiblement. Viens, viens, viens.
Hêphé.
Une longue marche m'attendait.
Ma vision nocturne me permit d'avancer sans difficulté tant que je pus m'en tenir à la plage. L'arrivée dans les marais me força à ralentir. Ma vision nocturne s'arrêtait à la surface des canaux et des étangs, et je ne pouvais deviner avant de sonder l'onde si elle étreindrait mes mollets, mes hanches ou mes épaules, ni quels obstacles se dissimulaient en dessous. Le croassement des grenouilles était si assourdissant qu'on entendait à peine le clapotis des eaux que je dérangeais, et le bruit de la fine pluie qui tombait encore.
Enfin, le vent venu des terres porta jusqu'à moi le hou-hou mélancolique de Melanthea. Le grand crâne blanc du bœuf gisait, sur un banc de terre cuite de sel, encerclé d'une forêt de roseaux ; au-dessus, les branches chargées de fleurs d'un tamaris solitaire. Je touchais au but : je sentais la présence proche d'Hêphé, l'engourdissement froid qui se transmettait de lui à moi. Le vieux filet couvrait les racines de l'arbre comme les lambeaux d'un linceul.
Je levai le bras pour que Melanthea vienne s'y poser. Cela faisait trop longtemps que je n'avais pas senti son poids ; elle me sembla trop légère pour un début de printemps, sans doute à force de nous suivre, alors qu'elle aurait dû passer l'hiver dans son nid, à l'abri d'une falaise. J'aurais voulu lui offrir de la nourriture, mais j'étais parti sans rien, sans même une outre d'eau. Je flattai ses plumes là où un mâle l'aurait toilettée... combien de saisons allait-elle perdre pour cette mission ? Elle ne les regrettait pas : elle se soumettait à la Déesse, même si cela la forçait à vivre trop près de la multitude humaine, loin des paysages discrets favorisés par ceux de sa race, même si cela la forçait à ignorer les appels de son corps de femelle.
Elle déploya ses ailes. Je projetai mon bras pour l'aider à décoller. Les marais grouillaient de vie et l'oiselle ferait bombance de grenouilles et de petits oiseaux de nuit.
— Hêphé ?
Je l'appelai tout en marchant, sans but précis, entre le tamaris et les os blancs. Un frémissement. Je répétai mon appel. Ma voix se mêlait au bruissement des herbes hautes. Il rôdait dans les ombres.
Mais je l'invoquais mal, je le savais.
— Hêphaistion Amyntoros, le nommai-je enfin en me frappant la poitrine du poing.
Ce nom, je le ressentais comme le mien – lui n'était Hêphé, tronqué et diminué par mon crime, et j'étais devenu le fils d'Amyntor, un père que je refusais d'imaginer et à qui je n'avais jamais répondu. Un père à qui j'avais pris son fils bien aimé, son préféré, un garçon né alors qu'il vieillissait et qui était la joie de ses derniers hivers.
Je frappais, plus fort : je méritais que ça fasse mal.
— Hêphaistion Amyntoros, c'est toi que j'appelle, que j'appelle de tous mes pleurs !
À genoux, les vivants supplient les morts à genoux ; je me laissai tomber.
— Nuit, ouvre-toi ! Hêphaistion, souviens-toi des nymphes vaincues au nom d'Alexandros ! Souviens-toi de nos étreintes ! Entends-moi, c'est pour toi que je gémis !
Son silence me poussait à des cris toujours plus aigus ; j'éraflais ma gorge à force de lamentations, j'éraillais ma voix, je lui promis des offrandes au pelage noir et toute la chaleur de mon corps, s'il me revenait. Des larmes traçaient sur mon visage couvert de poussière blanche des sillons aussi sombres que ma peau.
Lorsqu'il vint, on entendait plus, dans le marais, que les bourrasques dans les roseaux.
Sa forme n'était plus qu'une suggestion d'homme, vague et déchirée, et elle était plus glacée que l'hiver lorsqu'elle se recroquevilla contre ma poitrine. Je l'enserrai de mes bras comme pour l'attirer en moi, sous cette peau qui aurait dû l'abriter, tout à la fois sienne et mienne. Ma peau, dont je ne savais même plus si elle existait encore ou si elle s'était irrémédiablement fondue avec celle d'Hêphaistion. Sa conscience s'effilochait en syllabes aussi inintelligibles que celles d'un très petit enfant ; je tentai de le bercer, même s'il n'était rien d'autre qu'un souffle froid entre mes chairs glacées.
Je grelottais ; mes dents claquaient ; une goutte de sueur froide coula, lentement, le long de ma nuque.
— Tu as été brave, tellement brave, mon Hêphé, merci, merci pour tout...
Son gémissement vibra dans ma poitrine. Sa souffrance, mienne depuis que les spectres l'avaient blessé, sourdait dans mes os, dans mon ventre, jusque dans le battement profond de mes veines ; à le tenir ainsi, je ne distinguais plus de frontière entre nous deux. Les doigts froids de ma raison tâtonnaient : comment soigner ce qui ne vit plus ? Demeurerait-il ainsi pour toujours, débris d'âmes à peine conscients, et conscients d'une seule chose : d'avoir été déchiré, éparpillé, saccagé ?
Et pour qui ? Hêphaistion ne s'était pas risqué pour lui-même. Il était sans reproches, depuis le début, dévoué à la cause, sacrifié et pourtant...
Je savais quoi faire, si Ménélaos ne m'avait pas menti. Sur l'instant, je me persuadai même que le prince déchu me l'avait révélée pour cela – était-ce une ruse de Perdikkas ? De toute façon, je n'avais pas le choix. Hêphaistion méritait mon aide.
Je n'avais emmené aucune de mes armes. Je dû trouver une pierre, que je fracassais de toute ma force jusqu'à obtenir un bord tranchant. Puis, j'en usai pour déchirer la peau de mon avant-bras.
L'odeur du sang me submergea aussitôt. Elle m'envahit plus forte que celle de la viande qu'on cuit, plus forte que les riches parfums d'orient, que le thym, le romarin et la menthe réveillés par la rosée. Sang sang sang, je ne sentais, je ne voulais plus gouter que ça – et quand Hêphaistion se jeta sur mon bras pour lécher, sucer, se gorger de la substance vitale, une vague irrésistible de plaisir m'arqua le dos, le cou, tendit mes jambes et les tendons de ma gorge. Un râle m'échappa alors que ma vie s'écoulait dans l'âme sombre du spectre et réchauffait notre peau.
Nous n'étions plus qu'un, unis dans ce mystère impie : son âme, notre peau, ma chair, mon âme, mon cœur, sa faim, notre jouissance, sa faim dévorante, notre faim rassasiée. Chaleur. Je n'avais pas pu trancher profond. Le flot se tarissait. J'étais couché sur le dos, dans les restes du filet, sous le tamaris en fleurs. La pluie, sur mon visage, m'assénait parfois quelques gouttes. La fatigué m'écrasait. Une bonne fatigue, tiède, qui pressait mes paupières. Je sentais le corps d'Hêphaistion couché sur moi. Sa tête, posée sur ma poitrine. Notre odeur me berçait.
Je m'assoupis jusqu'à l'aube.
[1] Dieu qui personnifie le vent du nord.
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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...