Livre III - Chapitre 19 (3)

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Le dîner fut terriblement morne.

Philippos était assez remis pour parvenir à s'asseoir seul, et d'une humeur moins massacrante que l'après-midi, mais il était clair que ni l'inaction, ni la solitude ne lui convenaient – or, je n'avais pas grand-chose d'intéressant à lui raconter, puisque j'avais l'esprit presque entièrement occupé par ce qui était arrivé aux bains.

J'avais presque honte, après ce que nous avions vécu, de ne rien pouvoir faire pour lui. Aussi, lorsqu'il prétendit, très tôt, qu'il était fatigué et n'avait pas faim, je descendis jusqu'à la tente pour fouiller dans mes affaires et récupérer le tesson. Philippos ne dormait pas encore lorsque revins gratter à sa porte : je le retrouvai à fixer le plafond, et j'imaginai qu'il ressassait les mêmes pensées fatalistes qu'il m'avait confiées les jours précédents : qu'il ne marcherait plus jamais, ne chevaucherait plus, ne serait plus qu'un vieillard bon à rien.

J'avais apporté une lampe avec moi. Je la posai sur le table près du lit, puis...

— Pausanias m'a donné ça, pour toi.

Il hésita un instant avant de se redresser contre ses oreillers, de rapprocher la lampe, de donner à l'objet le bon angle pour révéler le texte gravé. Son œil suivit les quelques lignes ; puis, il resta un long moment, tête baissée sur le fragment et le regard dans le vague.

— Qu'est-ce qu'il veut ?

— Je n'ai pas lu le message.

— Qu'est-ce qu'il veut ? répéta Philippos. Des terres ? Un commandement ? Une épouse de haute naissance ?

Je clignai des yeux, surpris.

— Il m'a dit qu'il voulait être avec toi, c'est tout.

Un éclat de rire, amer, comme un aboiement – et puis cet éclat devint une vague qui secoua le roi, tout entier, jusqu'à ce qu'il relève la tête.

— C'est ridicule. Qui voudrait être avec ça ? J'étais déjà laid avant, et maintenant j'ai besoin qu'un putain d'esclave m'aide pour pouvoir chier. Je suis trop vieux pour toutes ces conneries. De toute façon, ils passent, ils se foutent bien de ce que je ressens pour eux, comme je me fous bien de ce qu'ils ressentent pour moi. Ça n'a pas de sens.

— Il m'a dit qu'il t'aimait.

— Ah ! Il m'aimait, quand il t'a dit d'aller raconter des saloperies sur Hippostratos et moi ?

Il savait.

Je baissai la tête. S'il savait que Parmeniôn suspectait Pausanias, alors il savait que c'était moi qui avait lancé les rumeurs et qu'Alexandros les avait encouragées.

— Si c'était à refaire, je trouverai un autre moyen.

— De tuer mon amant ?

— Ce n'était pas ton amant, rétorquai-je. Un amant, c'est quelqu'un qu'on aime. Il ne t'aimait pas et tu ne l'aimais pas non plus.

Il ne me demanda pas comment je le savais – je pense que sans le pavot, l'étrangeté de ma réponse lui aurait sauté aux yeux, mais il ne fit que resserrer les doigts sur le tesson.

— Je l'ai tué parce que c'est l'héritier de l'homme qui a violé ma mère. Et de toute façon, Hippostratos n'était pas quelqu'un de bien. Il passait son temps à harceler Térês et dès qu'il a cru avoir ta faveur, il s'est mis à traiter Alexandros de bâtard et à comploter contre lui. Ça n'avait rien à voir avec toi, mais je regrette que... ça t'ai blessé.

— Et Pausanias ? Qu'est-ce qu'il avait, comme bonne raison, lui ?

— Il voulait te récupérer.

— Il ne s'est jamais dit que je ne voudrais plus jamais de lui, après ça ?

— Non. Il t'aime et ça le rend stupide.

Un nouveau silence.

Puis :

— Tu sais que je vais devoir te punir pour ça.

— Condamne moi au fouet si tu veux, je ne t'en voudrai pas, promis-je. Je te jure que je ne te nuirais plus jamais.

— Alors renonce à te venger d'Attalos.

— Je ne peux pas.

— C'est ton père. Tu n'as rien appris de notre rencontre avec Perdikkas ?

— J'ai juré de le tuer.

— Tu vas te détruire pour une femme qui ne veut pas de toi.

— C'est ma mère, conclus-je en me levant. Je l'aimerai encore, même si elle m'arrachait les yeux. (Je baissai les yeux sur le morceau de céramique, toujours pris entre ses doigts.) Tu veux que je le jette ? Puisque tu n'en veux pas.

Philippos hésita, un peu trop longtemps, avant de me le tendre.

Mais une fois à la rivière, c'est moi qui ne sut qu'en faire. Je me rappelais trop bien les espoirs de garçon de Philippos, et j'étais trop pris dans ma propre tourmente : qu'est-ce que je savais de l'amour, au fond ? J'étais prisonnier des sentiments qu'Alexandros ressentait pour moi et de mon envie de lui plaire, de le protéger, de lui éviter de devenir un Perdikkas amer, blessé et dangereux. Tout cela était allé trop loin. Je m'étais assis trop près d'un feu ; dans mon arrogance, j'avais cru que j'étais immunisé à ses brûlures.

Qu'est-ce que ça faisait, d'aimer vraiment ? Même si Pausanias avait sans doute tout gâché, je ne doutais plus de ses sentiments. Il me suffirait de ramener le tesson à la lumière pour lire ses mots. Pour savoir. Pour apprendre. Je me passai la langue sur les dents alors qu'un vague malaise me remplissait.

Non. Ce n'était pas bien.

Ces mots leur appartenaient. Je n'avais pas le droit de m'en repaître. Et en même temps, je ne parvenais pas à m'en débarrasser. Je me rendais compte que j'aurais voulu que Philippos prenne la chose différemment. Pausanias savait le faire rire, lui, il pouvait citer des morceaux de textes entiers, souvent les plus beaux, il pouvait débattre pendant des heures : lui, il aurait su le rendre moins malheureux.

Jeretournai ranger le tesson dans mon sac. Je l'emballai pour m'assurer de nepouvoir le lire involontairement, au détours d'une fouille pour me saisir demes propres affaires, puis je me couchai pour dormir.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant