J'attendis que les respirations s'apaisent avant de me relever. Térês m'imita aussitôt ; je lui fis signe de me suivre vers la fenêtre. Les grenouilles y croassaient si fort que nous aurions pu murmurer sans qu'on nous entende.
Les barraques des pages se trouvaient sur un des bords du palais et notre fenêtre donnait directement sur les jardins, au pied des murailles. J'avais repéré un pan de mur proche d'un épais fourré fleuri. J'y vérifiai ma corde avant de me tourner vers Térês. Il prit une brusque respiration : mes yeux luisants l'avaient surpris ; je plaçai un doigt sur ses lèvres et priai pour qu'il ne s'enfuie pas après m'avoir vu escalader le rempart avec une agilité surhumaine.
Je sentis sa peur. Pas seulement par mon odorat ou parce que j'entendais son cœur battre les demi-secondes : j'étais un chasseur et il réveillait en moi des instincts de prédateur.
Je tentai de lui sourire, une dernière fois avant notre départ, pour qu'il comprenne qu'aussi monstrueux que je sois... je l'étais pour lui, et que je le sauverai.
Des nuages voilèrent l'éclat lunaire, assombrissant la nuit ; le moment parfait. Je sautai d'un bond au sommet du mur avant de laisser couler ma corde. Seul, je l'aurai franchi en une respiration, mais je dû tenir le fil pendant que Térês grimpait à ma suite. Je priais pour que le char de Selênê reste caché ; mon ami me rejoignit, descendit en rappel ; je l'imitai d'un simple saut et nous partîmes aussitôt en direction des vivres cachés.
Guidés par ma vision nocturne, nous courûmes à un bon rythme jusqu'à ce que la silhouette basse des corps de ferme se profile devant nous. J'abandonnai alors Térês sous un olivier et poursuivis, seul, ma route pour nous dégoter des chevaux.
Passer le mur d'enceinte. Se faufiler dans les ombres, d'abord jusqu'à la niche des chiens de garde repérés la veille ; les deux mâtins me reniflèrent les mains ; nous nous connaissions déjà. Je leur ordonnai de me suivre en silence jusqu'à l'une des écuries. L'intérieur, bien que propre, sentait fort les bêtes et le crottin à cause de la chaleur de l'été. Je n'avais pas le temps de choisir : après avoir dégotté deux brides et un tapis de monte en suivant l'odeur de cuir et de graisse jusqu'à une sellerie, je jetai mon dévolu sur les deux chevaux les plus proches de la sortie, les rassurai d'une caresse mentale tout en ouvrant leurs stalles. Je leur commandai de me suivre ; ils obéirent : il ne me restait plus qu'à me débarrasser du garde assis sur un tabouret devant le grand portail de l'entrée
— Allez ! soufflai-je aux chiens. Loin d'ici !
J'attendis qu'il partent, puis qu'ils disparaissent à l'angle des quartiers d'habitation ; avec les yeux de Melantha, je suivis leur course vers le coin opposé de la cour, leurs jappements enthousiastes, la sentinelle qui levait la tête et enfin le reste de son corps et qui, inconscient de la trahison de ses alliés, partait à leur suite le long d'une seconde écurie. Je ne savais combien de temps durerait la diversion et me dirigeai aussitôt vers la porte.
— Avancez, ordonnai-je aux chevaux, attendez devant !
Je refermai derrière eux avant de sauter par-dessus le mur.
Ç'avait été facile, si facile que j'avais presque envie de rire. Après toutes ces difficultés, enfin ! Mon plan se déroulait comme prévu ! Et les palefreniers ne découvriraient l'inexplicable absence de leurs charges que le lendemain, puisque le portail avait été refermé de l'intérieur : le garde ne se douterait de rien.
Je retrouvai Térês sous son olivier. Il m'accueillit avec une passivité résignée et me suivit en silence alors que je nous éloignai de l'élevage pour rejoindre un croisement. Là, nous nous arrêtâmes au pied d'une statue d'Hermês Gardien des Chemins. La campagne s'étendait autour de nous, grise, frémissante d'un vent doux et du chant des grillons. Elle devait être plus angoissante pour Térês que pour moi, car Selênê maigrissait de jour en jour et n'éclairait plus que très peu ; mais il suffirait de suivre la route jusqu'à l'aube, d'accélérer après le lever d'Hélios et de continuer ainsi jusqu'aux heures les plus chaudes pour qu'assez de distance le sépare de Pella...
Je vérifiai en silences les sangles du tapis, les sacs de vivres. J'étais pourtant sûr, un instant plus tôt, d'avoir tout préparé ; mais subitement, je manquai d'assurance. Et puis vint l'instant où je compris que je ne faisais qu'allonger nos adieux. Je perdais un temps précieux pour Térês comme pour moi, alors je me résolus à avaler la boule dure qui m'encombrait la gorge.
Je lui dis :
— Ça ira.
Il acquiesça et posa la main sur la crinière de son cheval. Il s'apprêtait à monter, à partir, à me laisser, et pourtant il ne bougeait pas. J'allais devoir le chasser s'il manquait de courage maintenant – j'allais devoir le chasser pour m'empêcher de le retenir.
— Tu dois partir vers le nord. Retourner chez ton père.
— Il y aura la guerre...
— Oui, il y aura la guerre, répétai-je maladroitement, quoi que tu fasses, Térês, il y aura la guerre.
— Mon peuple mourra, me répondit la voix nouée de mon ami. Philippos nous réduira tous en esclavage... comme à Olynthos, comme à Stageiros...
— C'était joué. Tu étais le sacrifice dans leur jeu.
— Et toi ?
— Je n'aime pas ce jeu, ni ma Déesse. Artémis n'aime pas qu'on menace les enfants. C'est en son nom que je te sauve.
— Je t'ai embrassé, me rappela-t-il. Je ne suis plus un enfant.
Ce n'était qu'un baiser. Qu'importe que je me sois penché ou qu'il se soit élevé vers moi : cela ne se reproduirait jamais.
— Je t'aime, murmura-t-il contre mes lèvres.
— Moi aussi.
Pas comme il l'aurait voulu, peut-être, mais cela n'en faisait pas un mensonge.
Il monta ; je lui tendis la longe de son cheval de rechange et mis trop longtemps à la lâcher. Et puis soudainement, j'étais seul près de la statue blanche d'Hermês à le regarder partir, jusqu'à ce que même mes pupilles acérées ne puissent le suivre dans la nuit. Alors seulement je tournai le dos à cette route qui partait vers l'Est, vers les vallées où coule le Strymôn.
Je pris la route du retour et courus à m'en brûler les poumons : je n'avais pas de peine, je manquais juste de temps pour rentrer avec l'aube, pour dormir, pour qu'on ne remarque pas ma fatigue le lendemain... pourtant, après m'être glissé par la fenêtre du dortoir et étendu sur ma couche, je ne trouvai pas le sommeil avant un long moment.
C'est que, malgré le vacarme des grenouilles, je n'entendais qu'une chose : le silence assourdissant de la respiration de Térês, dans le lit vide à côté du mien.

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La Flèche d'Artémis
FantasíaAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...