Livre I - Chapitre 5 (4)

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Nous arrivâmes au palais en début d'après-midi pour nous présenter au responsable des dortoirs des pages. C'était le même soldat aux membres noueux qui m'avait emmené chez Antipatros. À ma grande surprise, il se souvenait de moi et m'annonça que je jouais de malchance : Attalos, l'ami de mon père, avait quitté Pella la veille ! Ce n'était que le début d'une série d'infortunes qui m'empêcherai pendant longtemps de menacer cette ordure, mais je l'ignorai alors et, concentré sur le cas d'Euboulos, je me consolai vite.

Il ne restait dans les baraques que quelques lits libres, au bout d'une rangée qui s'achevait par une fenêtre. Les autres garçons délaissaient ces emplacements car, sous l'ouverture, une mare abritait une colonie de moustiques que de très bruyantes grenouilles ne contenaient qu'à peine... Je n'aurai pu espérer mieux pour mes échappées nocturnes.

Ne partîmes ensuite pour la palestre [1]. Les autres s'y prélassaient encore, prétendaient s'exercer à la course et à la lutte avec une molle indolence, s'accordaient quelques heures de langueur avant le banquet du soir. Nous allions assurer le service pour le roi Philippos, ses officiers supérieurs, les représentants de la noblesse de Makedonia, des ambassadeurs, des exilés de haute naissance, des érudits et des artistes. La fine fleur de Pella et de l'armée grouillait pour accueillir un roi absent depuis des mois ; l'apparition du prince ne pourrait qu'agiter une fourmilière déjà bien excitée.

Nos compagnons ne discutaient que de cela. Pourquoi rappeler Alexandros ? Philippos comptait-il l'emmener en campagne ? Les pages qui le suivaient au front n'avaient jamais moins de dix-huit ans, mais Alexandros était prince : les règles ne s'appliquaient pas à lui. Ou alors, sa mère avait tiré des ficelles pour le ramener à la capitale et le faire parader devant la noblesse – après tout, on vivait bien à Mieza, mais son cousin Amyntas, lui, tout le monde le connaissait à Pella...

Le sort et un nombre conséquence de naissances féminines avait faits d'Alexandros l'héritier présumé : son demi-frère Arrhidaios, plus âgé que lui, avait été affligé par les dieux de faiblesses mentales. Nul ne voyait en lui un concurrent potentiel. Mais Amyntas...

Amyntas, fils du frère aîné de Philippos, avait été roi. Un enfant ne pouvait régner ; Philippos, son régent pendant un an, avait été acclamé pour porter le diadème, à l'époque où tout menaçait Makedon. Mais Amyntas n'était plus un enfant. La vingtaine passée, on racontait qu'il ressemblait à Philippos comme un fils ressemble à son père. La noblesse des basses-terres l'adorait ; elle détestait la mère d'Alexandros.

Si Alexandros décevait ce soir...

Le temps s'alourdit à mesure que l'après-midi s'écoulait et que le banquet approchait. Le vent marin poussa au-dessus de Pella un plafond de nuages bas, d'un violet d'hématomes ; il faisait une chaleur étouffante pour la norme macédonienne. Elle excitait des nuées d'insectes si nombreux qu'elles évoquaient les épaisses fumées des sacrifices.

Jamais, de ma vie, je n'avais vu un tel déploiement de splendeur. Les cuisines ne déverseraient leurs flots de nourritures et de vin qu'au dernier moment, mais nous installions déjà des vases immenses, des couchettes aux pieds gravés comme des pattes de lions, des tables basses de marbre et d'ivoire, des draperies et des coussins de tissus somptueux, des brassées de fleurs aux parfums envoûtants, des statues de nymphes... d'immenses fresques se déployaient sur tous les murs, narrant les exploits d'Héraklès, ancêtre de la dynastie ; au sol, une immense mosaïque de galets figurait des fruits et des animaux sauvages.

J'avais conscience, plus que jamais, de pénétrer un univers étranger. Le début des festivités ne fit qu'accentuer cette impression. Les lits de repas se remplirent peu à peu : la moitié du monde civilisé s'y échouait : les exilés perses avec leurs pantalons de soie vive et leurs longues barbes aux boucles huilées, les ambassadeurs thraces à la peau tatouée, les Héllênes du Sud avec leurs drapés austères, les courtisanes fardées, scintillantes de bijoux et importées des quatre coins d'Hellas [2], les flûtistes et acrobates serviles aux peaux blanches, dorées, brunes et noires... On jouait déjà de la cithare alors que de beaux serviteurs brûlaient de l'encens et des herbes parfumées pour chasser les mouches.

La tête me tournait. J'espérais m'éclipser dès la nuit tombée pour me charger d'Euboulos. Combien de temps dureraient les célébrations ? S'attendait-on à ce que je reste jusqu'à la fin ? Personne ne me connaissait : qui se soucierait de mon départ ?

Je versai du vin dans la coupe d'un grand Perse aux yeux soulignés de khôl quand une main s'abattit sur mon épaule. Je me tournai avec la vivacité nerveuse d'un prédateur surpris et, soudain...

L'ennemi, l'éternel ennemi de mon enfance.

— Je ne te connais pas, toi ! me salua l'adversaire qui m'aurait étranglé dans mon berceau, le monstre qui avait abattu mon père et ordonné qu'on fasse disparaitre ma mère.

Il était grand, bien plus grand qu'Alexandros ne le serait jamais, la peau brunie par le soleil, les boucles noires, abondantes, qui couvraient le crâne et la mâchoire. Des cicatrices décoraient son corps de soldat. Comme son fils, ses yeux choquaient par leur dissymétrie, mais ceux de Philippos rebutaient d'encore plus loin : l'un partageait le bleu saphir de l'œil gauche d'Alexandros ; l'autre évoquait un champ de ruine, une paupière scellée par les restes blanchâtres d'une vieille blessure.

Il sentait le poivre. Une odeur chaude, piquante – un vague effluve d'ichor divin, dilué par des générations humaines.

— Hêphaistion, fils d'Amyntor, répondis-je.

Neutre, trop neutre. Il m'avait pris par surprise : ma haine commençait tout juste à s'enflammer.

Sa main me chauffait toujours l'épaule. Comme un fer trempé dans le feu.

— Finis donc de servir, m'ordonna-t-il. Voilà, viens donc là – tu viens d'arriver, n'est-ce pas ? Un poulain d'Antipatros ?

Sa main changea d'épaule ; tout son bras me pesait sur le dos.

— Oui.

— Ce que tu ressembles à ton père !

— Oui.

Oui, ma mère me l'avait toujours dit, en peignant mes longs cheveux d'un blond argenté : tu as ses yeux, tu as sa peau, ses cheveux, mon prince, mon petit prince...

Il ne fallait pas y penser. Les souvenirs d'Orestis chassaient ceux d'Hêphaistion – Hêphaistion aussi ressemblait à son père. Ses frères le lui avaient souvent reproché. C'est pour ça qu'à toi, il donne tout, pendant que nous, on trime, et pour quoi ?

— Tu te plais à la cour ?

Le roi louvoyait comme un navire, de groupe en groupe, échangeant des saluts ici et là, entre deux questions.

— Oui.

Et puis, parce que je craignais que mes réponses ne paraissent impolies :

— Je suis très reconnaissant.

— Tu devrais ! Il y en a qui tueraient pour être à ta place.

Il aurait tout aussi bien pu me verser un seau de glace dans l'estomac. Je sais. J'en suis même déjà mort.

— Et mon fils ?

Je perdais pied. Il y en a qui tueraient pour être à ta place.

— Je m'entends bien avec son cheval, répondis-je sans réfléchir.

Philippos se détacha enfin de mes épaules. Je notai, une nouvelle fois, tous ses traits, la franchise de ses expressions – il avait le visage plus mobile qu'Alexandros, plus ouvert en apparence. Je l'avais surpris ; il éclata de rire. Un rire tonitruant qui attirait tous les regards, sans que ça le gêne le moins du monde.

— Avec Bouképhalas ? Bel exploit ! (Il m'assena une tape amicale sur l'épaule.) Eh bien, bienvenue à Pella, Hêphaistion Amyntoros ! Passe une bonne soirée !

Étrangement, alors qu'il disparaissait dans la foule, j'étais persuadé qu'il le pensait.


[1] Un ensemble sportif destiné à l'éducation et l'entrainement militaire des adolescents, le gymnase étant destiné aux adultes.

[2] De la Grèce


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant