Livre III - Chapitre 23 (5)

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Nous cheminâmes en silence jusqu'au camp, main dans la main, accompagnés du crépitement et de l'odeur de résine brûlée des torches. Arrivés là, un garde, parmi les plus âgés et les plus proches de Philippos, nous apprit que le roi désirait notre présence ; Alexandros hocha la tête, et nous fûmes accompagnés jusqu'à la tente royale.

La conversation fut d'une brutale brièveté. Philippos portait encore ses vêtements du banquet, artistiquement brodés aux marges et drapés : il nous avait attendu. Son visage creusé racontait les nuits troublées depuis mon départ.

Il avait vieilli, depuis la montagne, d'une décennie qu'il ne retrouverait jamais.

Il demanda si nous avions vu Hêphaistion. Un silence. Je répondis : oui. Il se tourna vers son fils. Allait-il bien ? Aucune réponse. Alexandros contemplait un horizon invisible par-dessus la tête de son père. Il resta ainsi statufié jusqu'à ce qu'avec un soupir, Philippos lui souhaite bonne nuit, et se retourna avant même qu'il ne l'autorise à partir.

— Tu viens ?

— Je te rejoins.

Ce n'était pas la réponse qu'Alexandros espérait. Toutefois, il semblait plus pressé de se débarrasser de la présence de Philippos que de débattre avec moi, et décida que cela lui suffisait.

Un nouveau soupir, immense, emplit le vide qu'Alexandros avait laissé en sortant.

— Je suppose que je l'ai bien mérité, n'est-ce pas ?

— Je suis désolé pour vous deux, lui dis-je en m'approchant.

Il y a un instant, presque étouffé par la présence de notre escorte réduite, j'avais rêvé d'être de nouveau seul ; à présent, parce que c'était Philippos et que personne ne pouvait mieux me comprendre que lui...

Il nous avait attendu, assis dans la grande chaise pliante aux accoudoirs gravés. Je m'installai dans la seconde, plus simple, et commençai à gratter mon bandage d'un air absent.

— Ptolemaios m'a dit que tu avais ramené Hêphaistion, entama Philippos.

— C'est lui qui m'a ramené, plutôt.

— J'aimerai lui parler.

— Ce soir ? La rencontre avec Alexandros l'a secoué.

— Ce soir. Je ne vous retiendrai pas longtemps.

J'acquiesçai. Je fouillai au fond de moi, cherchai l'attention d'Hêphaistion. Il n'avait aucune envie de parler à qui que ce soit, et encore moins d'entretenir une conversation lourde d'enjeux. Cependant, il était trop sérieux, trop digne pour refuser une convocation royale. Je le sentis se remplir d'une sorte de grande inspiration, qui me donna envie de redresser la colonne et de carrer les épaules, comme si je m'apprêtais à affronter un vent violent.

Sa silhouette, puis les détails de ses traits apparurent dans l'éclairage tamisé de la tente. Notre ressemblance me choquait toujours, et en même temps, ce que j'imaginais être nos différences : on me taxait d'indifférence, de dureté. J'étais une pierre, rude et froide ; lui, le marbre, mais le marbre poli, doux, chaud quand la lumière du jour vient se loger dans la transparence de l'albâtre.

— Philippos Amyntou, salua-t-il en baissant la tête, respectueusement.

Même blessé, il parvenait, en deux mots, à avoir l'air charmant.

— Hêphaistion Amyntoros. Viens, approche. Tu n'as rien à craindre.

— J'ai à craindre de déplaire à mon roi.

— Je sais qui tu es. Ce que tu as fait pour nous. Je ne sais de quoi tu te souviens, de notre voyage entre les rêves et la mort, mais c'est à toi, à ton intelligence, à ton esprit d'analyse que nous devons d'avoir trouvé la solution pour sauver nos vies. Ton roi te doit la vie. Le savais-tu ?

—Non, je l'ignorais.

— Connais-tu le serment qui m'engage à ton égard ?

— Je ne peux attendre l'impossible.

— Cela s'est déjà fait, répondit Philippos. Dionysos a ramené sa mère.

— C'était le fils de Zeus.

— Alexandros aussi est le fils de Zeus... mais je comprends que tu ne veuilles pas y croire. L'espoir peut être une douleur aussi vive que son contraire. Je ne t'ai pas appelé pour t'accabler. Seulement pour que tu saches que, par ce serment, je suis et je serai ton protecteur, toujours. Tu n'as rien à craindre de moi. Tu pourras toujours venir me trouver si tu as besoin d'aide – de n'importe quelle aide. Mes frères Kleitos et Ptolemaios seront là pour toi. Tu auras en nous une famille tant que tu seras sur cette terre.

— Je... merci.

— Nous ne te laisserons pas seul. Viens, si tu as envie de parler.

— Je ne veux pas t'ennuyer.

— M'ennuyer ? S'esclaffa Philippos. Ton cheval, Podargos. Qui l'a dressé ?

— Moi. Avec l'aide d'un professionnel théssalien.

— C'est de l'excellent travail, et une bête magnifique. Tu vois, je suis sûr que nous trouverons de quoi passer le temps. (Son sourire se tiédit et, plus bas et plus gravement, il reprit...) Ce qui t'est arrivé, Hêphaistion, cela n'aurait pas dû arriver. Jamais, et certainement pas au sein de notre culte. C'est moi qui incarne le dieu en ces terres. Je ne peux pas tolérer ça. Je te dois de veiller sur toi, jusqu'à ces torts soient redressés.

Je sentis les émotions bouillir, Hêphaistion qui voulait les retenir, derrière les digues de lèvres pincées pour ne pas trembler. C'était son roi, et il avait espéré le protéger au combat, dans la ligne des boucliers, le servir comme guerrier, comme cavalier, comme conseiller. Au lieu de cela, il était devenu un suppliant qui n'osait supplier – après tout, si on lui refusait la justice, qui l'entendrait crier ?

Il y avait sa fierté, et il y avait cette part de lui, encore enfantine, qui avait besoin que quelqu'un de plus fort et de plus vieux lui dise : ça ira, nous sommes encore là pour nous interposer entre toi et le monde, pour réparer ce qui a été brisé.

C'était trop de malheurs, et trop à subir en une seule nuit. Alexandros, et maintenant cela. Hêphaistion baissa la tête de honte et ses larmes coulèrent de derrière un rideau de boucles noires. Il s'enlaça d'un bras avant de s'écrouler, à genou, et de se terrer contre ceux de son souverain, comme se terre celui qui n'a plus rien et qui quémande la protection du maître, du père, du roi, des dieux. Le visage enfoui dans les plis de l'himation qui entourait les jambes du roi, il laissa les sanglots déborder.

– Nous te vengerons, promit Philippos et posant la main sur sa tête. Nous ne laisserons plus ces sacrilèges te toucher... Dionysos te sauvera. Il nous sauvera, tous.

Comme il m'a sauvé, moi, entendis-je, dans un coin de ma mémoire, résonner la voix de l'otage qu'il avait été, à attendre le couteau de l'usurpateur.

Au bout d'un moment, les pleurs se calmèrent. Hêphaistion, tête basse, balbutia des excuses, se releva, recula, remercia Philippos, une fois, deux fois, avant de demander son congé. Philippos le lui accorda ; la présence d'Hêphaistion disparut, brutalement.

— Et toi ? me demanda-t-il, au bout d'un moment.

— Je ne sais pas, admis-je.

Je me sentais un peu vide, anesthésié, flottant.

— Tu sais que tu peux...

— Oui. Toujours, l'assurai-je en me relevant. Je savais que toi, tu serais là à mon retour.

Mes doigts revinrent, machinalement, gratter mon avant-bras, et cela fit jaillir un petit rire que je peinais à contrôler.

— Kleitos m'a engueulé, tu sais ? Parce que je me suis fait ça.

— C'est bien son genre, à cet emmerdeur.

Mais dans sa voix pointait une tendresse chaude, presque timide, comme si elle restait restée enfouie longtemps avant d'avoir le droit de sortir.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant