Livre I - Chapitre 8 (6)

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Nous achevâmes son tour du camp. De retour dans son bureau, il me désigna une pile dytiques de cire.

— Tu vas être messager, ça te permettra de prendre tes marques. Commence par livrer ça à mes généraux.

Je récupérai les tablettes et quittai la maison sans demander mon reste.

Attalos.

Il me restait au moins cela.

Je n'aurai même pas à rôder comme un voleur : Philippos m'avait fourni l'excuse parfaite pour approcher ma proie. Le pavillon d'Attalos n'était pas le plus proche de ceux que je devais visiter, mais je m'y rendis en premier, le pas aussi leste que celui d'un lévrier qui a flairé une piste – qu'il crève, celui-là ! Qu'il crève, puisque le destin m'avait arraché Agathoclès et Philippos, et qu'il ne restait plus qu'Attalos pour satisfaire la haine de ma mère.

Je me présentai aux gardes du général. On s'écarta, non devant moi, mais devant la mission du roi, en me prévenant de ne pas m'attarder : Attalos n'avait pas la réputation d'être des plus patients.

J'entrai.

Je fus, aussitôt, assailli par un profond malaise. Il n'y avait pourtant rien dans cette tente qui... il y flottait une odeur étrange. Familière, inattendue.

Je mis quelques instants avant de comprendre qu'il s'agissait de la mienne. Pas de celle d'Hêphaistion, pas de l'odeur mystique liée à mes pouvoirs. Non. De la mienne. Celle que j'avais perdue par le rituel de la Mue mystique. L'odeur du corps humain d'Orestis l'orphelin.

Mon cœur accéléra. Chaque personne a sa propre odeur, et je n'aurai pas dû retrouver la mienne ailleurs que sur ma peau...

— Tu es sourd ?

Je sursautai et bredouillai des excuses en baissant la tête. Trop pris par cette découverte incompréhensible, j'en avais raté l'homme qui, jaillissant de derrière un paravent, m'avait interpelé. Je lui tendis la tablette en inspirant à plein poumons. Toujours le même effluve, et plus fort, venant d'au-delà la main calleuse qui me prit le dytique.

— Qui es-tu ? Je ne t'ai jamais vu auprès de Philippos.

Deux doigts me saisirent le menton et me relevèrent la tête avant que je puisse répondre.

Attalos avait les yeux verts. Très pâles, comme l'eau d'un étang traversée par le soleil. Des yeux rares, comme on n'en croisait presque jamais...

Je faillis lui avouer : Orestis, le fils de Nikaia.

Mais je me repris et bégayai à la place :

— Hêphaistion Amyntoros.

Il me dévisagea, puis se désintéressa de moi et me signifia, d'un geste, de quitter sa tente. J'obéis, glacé. Où allai-je ensuite ? Je n'en garde aucun souvenir.

***

Un jour, alors que j'étais encore enfant, un procession vint déverser des offrandes aux pieds d'Artémis. Je ne sais plus pourquoi ils avaient fait un tel chemin pour atteindre notre vallée : seuls des fidèles désespérés s'y seraient risqué.

La déesse s'était peu souciée de leurs cadeaux. Les bijoux, les épices et les tissus précieux avaient fini abandonnés dans l'herbe, laissés à la merci de ses suivantes. C'est ainsi qu'un miroir d'argent poli avait atterrit dans nos menottes d'enfants, volé dans tout ce fatras qu'Artémis laisserait pourrir entre les racines des chênes centenaires.

Mon tour arriva tout à la fin, puisque j'étais le seul garçon. Je me souviens bien de cette découverte, car mon visage m'apparut plus net que dans l'eau des lacs : mon petit nez retroussé, ma peau pâle constellée de taches de son, mes lèvres rosées, mes joues rondes et, surtout, des yeux d'un rare vert de jade ; des yeux pâles, comme l'eau d'un étang calme, traversée par les chauds rayons d'un soleil d'été...


FIN DU LIVRE I



La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant