Je me laissai guider jusqu'au prince, en proie à l'incertitude. Tout ce que me reprochait Philippos, je ne l'avais pas souhaité, et je n'avais pas menti en affirmant que je faisais de mon mieux : je n'avais pas demandé à être dérangé par la présence d'autres soldats dans mon dos ou trop près de moi, je n'avais pas demandé à ce que leurs cris de guerre agressent mes tympans trop sensibles. Je devais surmonter ces faiblesses, mais comment ? L'idée de me retrouver de nouveau serré dans une phalange avec Kleitos qui me hurlait des injures me donnait des sueurs froides.
Alexandros, entouré de plusieurs officiers de son père, observait ses futures troupes depuis l'une des terrasses du palais. Elle surplombait un large espace de terre battue où manœuvrait un groupe d'éphèbes. Le dernier cru, comme les appelaient les vétérans : de grands garçons de l'âge de Pausanias, aux joues rasées, tout juste sortis de leurs villages et des ruelles de Pella.
Je restai un moment planté à les observer, jusqu'à ce qu'Alexandros se détache du groupe et me fasse signe de le suivre.
— Je t'ai attendu, entama-t-il d'un ton de reproche.
— Le roi m'a convoqué.
— Qu'est-ce qu'il te voulait ?
Il s'appuya contre la rambarde, bras croisés. Parfait. Comme si j'avais besoin qu'il s'agace des actions de son père et s'en venge sur moi !
— Il hésite à me renvoyer.
— Et tu es surpris ? Je t'avais prévenu.
Il me fixait avec un regard étrange, indéchiffrable, planté quelque part au-dessus de mes sourcils. Impossible de deviner si ma situation l'amusait – un vrai sphinx.
— Je ne peux pas partir, répondis-je. Ma place est à tes côtés.
— Envoyé par les dieux, ironisa-t-il. Pour chasser mes ennemis... qu'est-ce que tu avais bu ?
— Rien du tout.
Il pinça les lèvres ; ses joues pâlissaient ; une lourdeur d'orage épaissit l'air.
— Tu me prends pour un imbécile ?
Il ne me croira jamais. Même s'il avait pu envisager la vérité, que des chasseurs tels que moi existaient, Alexandros n'accepterait jamais de passer pour un naïf. Pas sans une preuve que je ne pouvais lui founir à la vue de tous.
Je n'étais pas sensé me révéler. Il était trop jeune, affirmaient les prêtresses, trop jeune pour être initié et recevoir en pleine conscience l'héritage qu'on lui destinait. Mais l'échec menaçait, si proche...
— Si nous étions seuls, je pourrais te montrer.
— Quoi ? Trois tours de ventriloque ? (Il se détacha de la balustrade avec un rire sec.) Arrête. Tu te fiches de moi depuis un mois et tu espères qu'un mensonge aussi saugrenu te sauvera ? Tu te ridiculises.
Il allait me dépasser pour rejoindre ses conseillers – je lui saisis le bras, la poigne inhumainement solide, et répondis à son regard vénéneux :
— Alors laisse moi me ridiculiser une dernière fois, juste pour rire.
Je relâchai la pression. Il ne doit rien savoir, murmuraient les voix, pas avant que nous le décidions, pas avant que nous te l'ordonnions.
J'avais trop mal joué.
Il y avait, sur la terrasse, de grands pots de terre cuite où poussaient des vignes grimpantes, accrochées à des piliers de bois qui soutenaient une treille ; à l'abri d'une de ses colonnes feuillues...
— Tu viens ? Il suffira d'un instant.
Il hésita. Jeta un coup d'œil vers les hommes de son père, puis un autre vers moi, rempli de méfiance.
Enfin, il céda, me dépassa en sifflant :
— Si tu te fiches de moi, c'est moi qui te renverrai chez toi.
Je suivis. Les piliers ne nous dissimulaient pas beaucoup, mais bien assez pour ce que j'envisageai.
Dos collé à la vigne, il leva le nez vers moi, l'air neutre, la lèvre légèrement courbée. Moqueuse. Je gardai le dos tourné à la terrasse et me rapprochai jusqu'à ce que mon ombre le recouvre.
Il déglutit. L'air lourd, électrisé, prit une saveur sucrée alors que j'abaissai mes paupières, puisant en moi les écho des pouvoirs d'Artémis et de l'ambroisie dont elle avait baigné mes lèvres d'enfant.
— C'est bon, coupa-t-il. Arrête.
Sa main se posa sur mon épaule pour me repousser. J'ouvris les yeux – les siens s'écarquillèrent, son bras se figea. Sa bouche s'entrouvrit face à mes iris argentées. Il m'apparut éclatant de lumière, là où le feuillage laissait passer des éclats dorés ; les muscles de mon front et de mes pommettes se plissèrent pour protéger mes pupilles trop sensibles.
Mes cils battirent, humides. Je les essuyai d'un geste de la main avant de revenir à Alexandros. Il brillait : peau d'albâtre, cheveux d'or, des saphirs flamboyants. Les bords de son visage débordaient de lumière au point de se flouter.
— Qu'est-ce que tu as ?
Je refermai les paupières une bonne fois pour toute et, tout en les massant, répondit :
— Ma vision nocturne. Ton visage me brûle, dans la lumière.
— Ta... et tes talents au combat ?
Un petit rire m'échappa. Je rouvris les yeux et déclarait, crânement et avec un sourire :
— Tu ne m'as jamais vu me battre.
— Si. Tu es bon.
— Non. Tu ne sais pas à quel point je suis plus fort et plus rapide que vous. Je pourrais rivaliser avec Podargos à la course si j'en avais envie.
— Comment est-ce possible ?
En un instant, j'étais passé du méprisable au fascinant : il me dévorait d'un regard affamé, ses lèvres pleines entrouvertes, et moi je pensais : tu ne me renverras pas... plus maintenant.
Mais en même temps, des souvenirs reclus remontaient. Comment devenait-on aussi fort, aussi rapide que moi ? L'ambroisie, les bras d'un blanc argenté de la déesse autour de mon corps de bambin – une seule part du tout. Le feu, la folie, le poids du Dieu sur mon âme.
Les mortels, surtout ceux qui ne sont pas nés des dieux, ne sont pas faits pour être forgés ainsi.
— Secret d'initiés, esquivai-je.
Il comprendrait. Dans les cultes à mystères, on punissait par la mort ceux qui révélaient de telles choses.
— Je veux voir, exigea-t-il.
— Si tu veux. Cette nuit.
— Parfait.
Pas vraiment. Il quitta l'ombre des vignes. Son influence suffirait-elle à protéger ma place ? La prêtresse me reprocherait de m'être révélé trop tôt. Je n'avais plus qu'à espérer que mes gains excèderaient la punition qu'elle m'infligerait.
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La Flèche d'Artémis
FantasíaAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...