Livre III - Chapitre 23

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Nous ne marchions pas assez vite pour rattraper l'armée.

À l'aube, je m'écroulai de nouveau. Un noir vent du nord s'était levé et, profitant de la faiblesse induite par épuisement, me gela jusqu'aux os. Je me trouvai un trou entre deux rochers couverts de broussailles et m'y glissai, comme un serpent, jusqu'à ce que je puisse me recroqueviller sous mon manteau, totalement invisible depuis l'extérieur. Un sifflement constant naissait de la rencontre de la bise, de la roche et des herbes. La blessure de mon bras pulsait de nouveau – heureusement, celle de ma jambe savait se faire oublier.

Je dormis jusqu'à ce que des cris me réveillent. On menait une battue, sans doute à la recherche de la bête qui avait saigné le troupeau pendant la nuit. Je restai immobile, terré ; au bout d'un long moment, les aboiements s'éloignèrent avant de disparaitre. Mon cœur ralentit et je replongeai dans ma somnolence.

Je ressortis de ma cachette à la tombée de la nuit. De combien de stades l'armée m'avait-elle distancé ? La faim me tailladait le ventre. Je me remis en marche tout en grignotant des plantes du littoral, salicornes et épinards mer. Entre deux bouchées, je me penchais pour ramasser des galets et en remplir ma besace, car j'avais péniblement déchiré une autre bande de lin de mon chiton pour m'en faire une fronde. Plus tard, alors que les oiseaux du crépuscule s'abattaient en volées nombreuses sur la campagne désertée, j'en fracassai suffisamment pour m'assurer un bon dîner copieux et partager leur sang avec Hêphaistion.

Je démarrai un petit feu de brindilles de garrigue. Il flamba vite, à cause de l'ajonc qui nourrit les incendies des années sèches, et parfumait la viande, à cause du thym et du romarin qui poussait en abondance dans la caillasse. J'y mis à cuire de quoi me sustenter le soir et tout le lendemain ; le reste, je le rangeai en ligne sur une grande pierre plate. Je mordais déjà dans une cuisse maigre mais savoureuse lorsque mon compagnon émergea de l'ombre.

— Pour toi.

Il s'assit sur le rocher avant de saisir, du bout d'une patte, une hirondelle de mer. Mon palet avait brisé une grande aile grise avant que je lui torde le cou ; la tête pendait, lamentable.

— Tu n'aimes pas ? demandai-je en réaction à l'air dégoûté d'Hêphaistion.

— Elle est froide. Et de toute manière, il n'y aura pas lourd à boire.

— Je suis désolé. Je voulais...

Il secoua la tête. Je me tus. Il étudia longuement l'oiseau, puis retroussa les lèvres. Une rangée de crocs remplaça sa dentition humaine, aussi acérés et répugnants que ceux d'Arkhélaos ; quand il les planta dans le cadavre, les os fragiles craquèrent avec un bruit répugnant.

Il jeta le corps à ses pieds. Une tiédeur nauséeuse s'attardait sur ma langue.

— Mange, toi, me conseilla-t-il. J'en aurais moins besoin si tu récupères tes forces.

Malgré sa répulsion, il consomma lentement les oiseaux morts alors que je dévorais mon dîner. Quand nous eûmes fini tous les deux, je piétinai les dernières flammèches et repris la route.

Hêphaistion chemina longtemps en silence, à mes côtés. Son visage ne révélait qu'à peine les violents remous de ses émotions : la colère flambait parfois, se muait ensuite en tristes cendres desquelles naissait une détresse où couvait la révolte ; ainsi allait le cycle, d'heure en heure. Le char de Selênê avait atteint le sommet du ciel lorsque je m'accordai une pause. La route longeait à présent des dunes, argentées dans la pénombre, que je franchis pour approcher de la mer. J'étendis mes jambes sur le sable avec un soupir sorti des profondeurs de ma poitrine ; Hêphaistion s'installa près de moi, l'épaule presque collée à la mienne, une crainte bourdonnante au creux du ventre.

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant