Je repris une grande inspiration. Trop tard pour renoncer, pas alors que Philippos me regardait comme si j'étais un héros des temps anciens. Je tentai le contact avec l'oiseau ; il l'accepta, et je me retrouvai dissout dans son corps décharné avant de m'envoler. Je ne sentais aucun cœur battre dans ma poitrine – pire encore, lorsque j'atteignis ce qui devait être le ciel mais n'était qu'une brume perlée et luminescente qui occultait le plafond de la gigantesque caverne où nous nous trouvions, je ne vis...
Rien.
Il n'y avait pas, véritablement, de paysage autour de nous. Le sol se mouvait comme de très lentes vagues, floues, où je devinais parfois l'apparence d'une forêt ou d'un village aussitôt disparu. Il n'y avait même pas de route : au-delà de notre regard, elle disparaissait dans ce grand espace indéfini qui ne faisait que se recomposer.
Je rompis la connexion. Je claquais des dents et de grands tremblements me secouaient ; j'étais tombé à genoux et Philippos tenait ma main, moite et glacée.
Comment lui dire ? Comment lui dire que nous n'allions nulle part ? Et en même temps, nous ne pouvions pas continuer vers le néant.
— Alors ? demanda-t-il.
Alors, je n'avais pas de beau mensonge à lui présenter – je lui exposai tout, sidéré, avec des jolis mots qui me venaient d'Hêphaistion, parce qu'il y a des choses que seuls les poètes savent décrire.
La première réaction de Philippos fut de s'assoir au bord du chemin et, le menton posé sur ses mains croisées, de réfléchir. Je ne comprenais pas comment il pouvait prendre cela aussi calmement ; en m'asseyant près de lui, je l'entendis murmurer : aucun problème n'est insoluble. D'abord, définir l'obstacle, ensuite, l'inventaire des moyens, enfin, construire la solution. Il récita cela trois fois avant de se taire. De temps à autre, il se passait une main dans les cheveux, ou sur la nuque, ou grattait l'angle de la mâchoire où apparaissait la promesse d'une barbe.
— Tu es sûr que nous sommes dans le monde des morts ? Nous nous trouvons peut-être encore dans le monde des rêves. Ou à la limite des deux. Cela expliquerait ce que tu as vu et que les eaux du Léthé coulent dans les environs. Hermês est-il censé revenir ? Sinon, il nous faudrait un guide. Les hymnes secrets ne disent pas comment traverser cette région, mais elle est habitée par les servants d'Hypnos.
— Comment tu sais tout ça ?
Il haussa les épaules et, ayant ramassé un petit galet, commença à le faire courir sur ses doigts.
— Ce sont les femmes de mon thiase qui me l'enseignent.
— Le rituel, aussi ?
— Entre autres. (Le galet tomba dans la poussière ; il le ramassa avec un froncement de sourcils.) C'est intéressant, je trouve, et bien plus utile que d'apprendre à jouer de la lyre ou à lire les aventures d'Akhilleus pour la quarantième fois. Je sais que, d'après toi, je vais vivre encore longtemps, mais ça m'étonnerai beaucoup – je ne t'en veux pas, c'est un gentil mensonge. Mon beau-père veut le trône pour lui. Pour ça il doit tuer mon frère Perdikkas avant qu'il soit majeur, et pour tuer Perdikkas, il doit me tuer aussi, sinon les Thébains risqueraient de vouloir revendiquer le trône en mon nom. Donc tu vois, tout ce que les hymnes nous disent sur la route, ça, je veux bien l'apprendre par cœur, parce que je sais... enfin, je savais, que ça me serai plus utile que tout le reste.
— C'est triste, de penser ça.
Et ça me rappelait Térês, son grand regard bleu, aquatique, et ses sourires mélancoliques. Je me sentais si stupide de lui avoir dit que Philippos le tuerai sans remords – il me paraissait si évident, à regarder cet autre garçon qui ne savait comment plier ses jambes trop longues, que le roi ne lui aurait jamais fait de mal.
— C'est comme ça, répondit Philippos. C'est un problème, c'est tout. Epameinondas me dit toujours qu'on ne doit jamais approcher un problème en partant du principe qu'il est insoluble. C'est la peur qui nous empêche de le résoudre, ou le manque d'imagination.
Je m'assis à ses côtés, au pied des asphodèles. À quoi bon avancer puisque, de toute façon, le chemin n'existait pas vraiment ?
— Je te trouve très courageux.
— Je suis surtout très terrifié, avoua-t-il avec un petit rire nerveux, et j'essaie vraiment très fort de ne pas passer pour un idiot. Je deviens très bête, quand j'ai peur.
— Tu es l'homme le plus brillant que j'ai jamais connu.
— Pourtant à Thébaï, personne ne croit que je suis l'anguille la plus vive de l'étang.
— C'est parce qu'ils ne savent pas que tu es magicien.
— Ils diraient que ce sont des trucs de bonnes femmes et je me ferai cracher dessus, mais enfin, à quoi ils me servent, leurs trucs d'hommes, hein ? Personne ne me laissera aller planter mon beau-père, et quand les adultes y vont avec leurs armées, il les balade à force de mensonges et de corruptions. Je suis censé attendre qu'il me fasse égorger, comme un petit agneau ? J'ai pas envie d'être un agneau, j'ai envie d'être cruel et terrifiant, et j'ai envie qu'il crève et de jeter son cadavre aux poissons pour qu'ils lui bouffent les yeux.
J'aurais pu lui promettre de tuer son beau-père pour lui, mais ses terreurs appartenaient à un temps déjà révolu. Je ne pouvais rien faire d'autre qu'imiter les gestes de Kleitos : une main sur l'épaule, une pression, un vague sourire rassurant.
— Repartons. Il n'y a rien, ici : plus loin, on pourrait croiser un Songe bien intentionné.
Je lui tendis la main ; il la pris, et je le tirai pour le remettre sur ses pieds.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...