Livre I - Chapitre 5 (2)

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Nous partîmes nous coucher dans un grand état d'agitation, prêts à bondir de nos lits dès l'aube pour lever le camp vers Pella... or, je n'avais toujours pas trouvé de solution au problème posé par Térês.

Des mesures immédiates s'imposaient : j'ouvris donc la conversation au lieu de laisser mon compagnon de chambre meubler seul le silence.

— Écoute, il faut qu'on parle : j'avais entendu parler de toi à Pella.

— Ah bon ?

Sa lampe à huile éclairait sa mine surprise. Nous nous connaissions depuis plusieurs semaines : il s'attendait sans doute à ce qu'on révèle ce genre de choses d'entrée de jeu.

— On raconte que tu passes ton temps à jacasser sur le prince. Je comprends bien que ta vie te déplait et n'intéresse personne, mais combler le vide avec celle d'Alexandros ne t'apportera que des problèmes.

Il s'assit jambes croisées sur son lit, les yeux baissés sur ses chevilles. Je n'avais pas besoin d'un immense talent en empathie pour saisir à quel point mes paroles le blessaient. Mais que pouvais-je bien y faire ? Il fallait que quelqu'un le lui dise. Il en allait de sa vie ! Et pourtant, j'avais cette pression dans la poitrine et à la base de la gorge...

Je soupirai.

— Je sais bien que tu es malheureux. C'est bien, qu'on rentre à Pella, non ? Nous pourrons nous faire d'autres amis que les garçons d'ici.

Je n'eus pas à ajouter beaucoup d'autres arguments : je l'avais convaincu d'un simple nous... Il s'endormit pourtant bien plus lentement qu'à l'accoutumée. Peu à peu, la pluie se réduisit à un mince clapot ; en s'éloignant, la tempête emporta ses éclairs et ses bourrasques.

Je sortis.

Une grande sérénité régnait sur la forêt. Les animaux, lovés dans leurs nids, retenaient leurs chants nocturnes ; de puissants parfums végétaux émanaient des feuilles rassasiées d'humidité.

Je m'arrêtai au pied du grand arbre mort où nichait Melanthea. Le grand hibou en avait chassé un couple de faucons à notre arrivée à Mieza. Ce trou confortable, bien couvert, donnait sur des terres riches en gibier. Je m'assis contre le tronc tordu pour attendre le retour de ma compagne. Elle regretterai cet endroit... Notre retour en ville nous forcerait à nous éloigner pour un temps, parce que le commun des mortels croyait que les grands rapaces nocturnes portaient malheurs.

Quant à moi, j'allais avouer à la prêtresse, ma maîtresse, que j'avais changé les termes de ma mission. Mieux valait prendre les devants, ne pas me présenter devant ma supérieure la tête basse, comme un chien qui a perdu la proie de son maitre. Térês livrait des informations, je n'en doutais pas : il y avait forcément quelqu'un pour les recevoir. Il me suffisait de trouver ceux qui avaient abusé de sa solitude et de m'en débarrasser.

Je sentis la présence de Melanthea juste avant qu'elle ne se pose sur son arbre mort. Elle y écarta ses longues ailes en gonflant ses plumes et perça l'air d'un cri strident.

Je sautai sur mes pieds. Emporté par mes réflexions et le calme de la clairière, j'avais baissé ma garde jusqu'à ce que Melanthea réapparaisse, inquiétée par une mince silhouette qui m'espionnait depuis les fourrés. Noire comme de l'encre de pieuvre, elle s'effilochait en filaments de pures ténèbres qui s'étiraient autour de sa forme humanoïde.

La pluie avait totalement cessé ; le sol chaud transpirait une brume qui flottait en lambeaux autour de la clairière.

Étrangère est la terre qui les étreint ...

— Tu en as pris ton temps pour réapparaitre.

Je ne prononçai pas son nom : Hêphaistion ne lui appartenait plus, et s'aurait été lui concéder du pouvoir que de l'appeler ainsi.

Il ne me répondit pas. Il avança à travers le brouillard clairsemé, droit vers moi, jusqu'à ce que Melanthea fonde de sa branche sur le spectre. Elle s'abattit sur lui de toute sa masse, serres grandes ouvertes ; un instant, un reflet d'argent sur ses griffes rappela qu'elle était né d'un œuf béni par Artémis.

Ce qu'il restait d'Hêphaistion se recroquevilla avec un gémissement misérable. Je levai le bras bien haut ; le grand hibou s'éleva d'un puissant battements d'ailes pour venir s'y poser.

Je pris le temps de caresser son plumage pour prétendre que rien, dans cette situation, ne me mettait mal à l'aise.

— Qu'est-ce que tu veux ?

Je m'attendais à ce qu'il me reproche de ne pas avoir rendu les rites funèbres appropriés. Avec raison : en jetant aux bêtes une partie de sa dépouille et en m'emparant du reste, je l'avais condamné à errer dans le monde des vivants jusqu'à ce que ma mort le libère... mais avais-je le choix ? Sans le lien qui l'unissait à sa peau, ses souvenirs m'échapperaient et, sans eux, je n'avais aucune chance de réussir à jouer mon rôle.

Sa réponse me surprit. Elle commençait par mon nom, susurré d'un souffle qui sonnait comme le frottement des herbes sèches un jour de grands vents, puis un autre suivit, plus fort, avec plus de douceur, plus d'envie... le mien n'était qu'une arrière-pensée comparé à ce mot-là. Il le répéta une fois, deux fois, trois fois : Alexandros...

— Ne t'approche pas de lui, menaçai-je, ou je te jure que je t'enchainerai dans une grotte bien sombre et que tu y resteras même quand la mort m'aura emporté dans les profondeurs de l'Haidês !

Melanthea accompagna ma tirade d'un cri : la bise se releva autour de nous, un grand bruissement de feuilles nous entoura ; la brume légère se dispersa et, là où s'était tenu le fils d'Amyntor, il ne restait que les ombres mouvantes des bois de Mieza.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant