Livre II - Chapitre 12 (4)

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Alexandros et Pausanias m'attendaient près du feu de camp. Il se levèrent pour me rejoindre, dans l'ombre entre le halo doré de notre camp et celui de nos voisins.

— Où étais-tu passé ? siffla Alexandros tout en tirant sa cape pour se protéger du vent.

Avait-il cru que Démêtrios m'avait dénoncé ? Qu'on m'avait arrêté ? Je ne savais comment répondre à son inquiétude – fallait-il que j'essaie de le réconforter ? Est-ce qu'il l'espérait ?

Gauche, je tendis le bras pour tapoter le sien, à travers la cape ; il eût l'air plus surpris que rassuré.

— J'ai mis du temps avec les chevaux, mentis-je en laissant retomber mon bras. Il faut qu'on parle de Démêtrios.

Sans Pausanias, si je voulais répéter à Alexandros tout ce que j'avais surpris sur les manœuvres de mon père de sang.

— Justement, c'est pour cela qu'on t'attendait, approuva Pausanias. Alexandros et moi, on a décidé qu'il était temps de passer à l'attaque. Tout le monde est de sale humeur, la colonne n'avance pas assez vite, les gens s'ennuient : c'est le meilleur moment pour le ruiner et s'assurer qu'il ne s'attaque plus jamais à nous.

Nous.

Donc, Alexandros avait donné une version des événements à Pausanias – probablement pas la vérité, ou mon ami, comme Térês avant lui, ne voudrait sans doute plus rien avoir à faire avec moi.

— Nous avons un plan, continua Alexandros. Nous avons supposé que... qu'il vaudrait mieux que ce soit toi qui... enfin, disons que, personne ne croira Pausanias.

— Ils penseront que je suis amer à cause de la situation.

— Voilà. Et moi, je ne peux pas. Ça implique mon père, je ne peux pas m'exprimer sur sa conduite... mais je sais à qui il faudrait que tu parles pour que la rumeur se répande.

— Quelle rumeur ? demandai-je, pris d'un léger vertige.

Qu'est-ce qu'ils attendaient de moi ? Que moi, j'intrigue ? Alors que j'avais la finesse d'un Bouképhalas lâché dans une échoppe de potier ?

— C'est facile, prétendit Alexandros. Il suffit que tu leur dises, puisque tu es fréquemment appelé à servir mon père, que Démêtrios a réussi à remplacer Pausanias parce qu'il fait des propositions honteuses.

— Ce qui est très probablement vrai, renchérit l'autre. Parce que Démêtrios est un abruti fini, il n'a aucun charme, pas d'humour, rien. Qu'est-ce que Philippos pourrait bien lui trouver, à part ça ?

Il ne lui trouve rien, il veut juste des informations sur Attalos, me gardai-je de répondre.

Je ne pouvais pas révéler ça à Pausanias, et sans doute pas non plus à Alexandros. Il ne comprendrait pas.

— Quel genre de... propositions honteuses ?

— Le genre de choses, répondit vaguement Alexandros, qui faisaient rire les gens à Mieza.

— T'as qu'à dire qu'il aime se faire prendre dans le cul, précise Pausanias. Et même mieux : qu'il suce et qu'en plus il avale. Tout le monde sait que la parole d'un homme avec du foutre sur la langue n'a aucune valeur.

Les sourcils d'Alexandros bondirent sur son front, et à son léger mouvement de recul, au rougissement de ses joues visible même dans la pénombre, il m'apparut clairement qu'il serait incapable de répéter ça sans bégayer.

Après un silence gênant, je répondis que...

— ... jamais je ne pourrais dire des choses pareilles.

— Mais si, vas-y, répète-le plusieurs fois et ça sortira tout seul.

— Non, insistai-je. C'est – c'est trop gênant.

— Vous êtes vraiment deux petites pucelles, toutes les deux, soupira Pausanias.

Puis, en ignorant l'expression outragée d'Alexandros :

— Très bien, dans ce cas ne dis rien ! T'as juste à faire ça avec la langue, tiens, comme ça, là, tu pousses dans le creux de ta joue en gardant la bouche ouverte, et si tu veux être un peu plus explicite...

— Mais je ne veux...

— ... tu mets la main devant et tu fais un geste comme ça, je t'assure qu'ils comprendront... et comme toi, tu n'es jamais dans les histoires, on te croira.

J'aurais dû tuer Démêtrios.

S'aurait été infiniment moins pire que de raconter des choses pareilles, ou de les mimer et – Artémis, je n'avais aucune envie de commencer à imaginer ce que c'était sensé représenter.

— Tu es sûr ? demandai-je à Alexandros.

Cela ne lui ressemblait pas, ce genre de vulgarités. Peut-être qu'on pouvait encore tout arrêter et jeter Démêtrios d'une falaise. Comme cela, Attalos ne pourrait pas le marier à la fille d'Antipatros, cela ferait une menace en moins et... et ce ne serait pas assez cher payé. Pour un noble de Makedon, la réputation valait plus que la vie.

Attalos avait souillé ma mère, l'avait déshonorée, et m'avait engendré, moi, pour que sa honte devienne éternelle.

— Il m'a traité de bâtard, confirma Alexandros. Il mérite qu'on salisse son honneur. Alors ? Tu es d'accord ? (J'acquiesçai d'un geste du menton.) Bon. L'idée, c'est juste de transmettre la rumeur à quelqu'un qui se fera un plaisir de la propager et ensuite, de laisser faire. Tu vois qui est Kassandros Antipatrou ?

Oui : le fils d'Antipatros, avec le même nez d'aigle et les même yeux gris acier, une peau marquée par l'acné et un rire agaçant. Il faisait partie des pages les plus âgés de Philippos, n'était pas spécialement doué pour quoi que ce soit, n'avait jamais abattu son sanglier et n'avait pas beaucoup d'amis. J'aurais bien pu passer ma vie entière sans ressentir le besoin de lui adresser la parole.

Mais Alexandros avait raison : autour du feu de camp, Kassandros avait toujours des commérages à partager.

— Il ne risque pas de nous dénoncer à Philippos ? Ou à Parmeniôn ?

— Non, affirma Pausanias. Parmeniôn et son père ne se supportent pas et Kassandros est incapable d'adresser la parole à Philippos sans perdre ses moyens.

— Et Kleitos ?

— Kassandros le déteste, m'informa Alexandros, parce que quand nous étions petit, il volait nos jouets et que Kleitos lui mettait la fessée. Il préfèrerai mourir que de lui dire quoi que ce soit. (Il se redressa, l'air un peu plus sûr de lui.) Crois-moi, j'y ai bien réfléchi, c'est l'intermédiaire parfait.

— Mais si ton père l'apprend...

Cela ressemblait, beaucoup trop, à une trahison.

— Mon père n'avait qu'à s'abstenir d'inviter n'importe qui dans son lit.

Puis, à Pausanias, il maugréa :

— Toi... au moins, toi, tu présentes bien.

— Merci, c'est gentil.

Alexandros marmonna un de rien de très mauvaise grâce.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant