Je sortis sans difficulté du palais : des gardes patrouillaient, ils n'étaient pas préparés à un intrus capable d'emprunter les yeux d'un grand rapace nocturne, de les repérer depuis le ciel et d'escaler n'importe quel obstacle. Je me fondis dans la nuit ; bien vite, il n'y eut autour de moi que le chant combiné des insectes et des grenouilles, puis les silhouettes blafardes des tombes de la nécropole sous les murs de Pella.
Cette balade nocturne me calma. Entouré des bruits naturels du marais, je puisais du réconfort dans la présence de Melanthea. Arrivé en vue des portes, mes pupilles dilatées et luisantes comme des miroirs, j'avais retrouvé mon âme de flèche. Car je n'étais que cela : une arme façonnée par la main de ma déesse et les feux ardents des prêtresses du Dieu au Faux Visage, au service d'une volonté qui nous dépassait tous.
Je m'introduis dans la ville, invisible, et la parcourus d'un bout à l'autre en évitant les rares badauds nocturnes et la garde dont les torches, dans l'humidité ambiante, crachotaient de faibles flammes. Rien de plus aisé : comme au palais, je repérais ces créatures diurnes depuis le ciel... et même sans cela, mes sens me les donnaient à voir et à entendre bien avant qu'ils ne devinent ma présence. J'aimais ce sentiment de puissance. À la cour, j'étais perdu et même ridicule d'incompétence : ici, je me retrouvais enfin dans mon élément.
Je me séparai de l'esprit de Melanthea dans une venelle à peine plus large que mes épaules. Le vent de la mer avait alors totalement repoussé les nuages ; les murs blanchis à neuf de la demeure d'Euboulos recueillaient la lueur fantomatique du char d'argent de Selênê [1]. Quelques gouttes clapotaient : c'était là le seul bruit.
Je m'engageai dans la rue plus large, ployai les jambes pour prendre mon élan. L'énergie divine se rassembla en moi et soudain : je sautai, d'un bond de chat que j'achevai par un atterrissage parfaitement silencieux au sommet du toit. En équilibre, je constatai que la cour en bas était vide avant de descendre d'un étage, sur l'étroite bande de tuiles qui couvrait la colonnade.
Tout autour : quatre murs percés d'ouvertures noires. On avait laissés ouverts les volets pour qu'entre l'air doux de la nuit. J'avais aperçu, lors de ma visite avec Térês, des têtes de femmes à travers les fenêtres de trois des quatre côtés et je savais que, dans ce genre de maisons, on trouvait à l'étage à la fois le gynécée et la chambre du maître... Euboulos dormait donc dans la pièce qui ouvrait sur le quatrième mur. Je me dirigeai par là. Un grattement et un début de couinement interrogatif attirèrent mon attention sur la cour.
Le chien.
J'attendis, tout en sachant que je ne craignais rien ; et comme prévu lors de mon passage, le pacte scellé entre nous me désigna comme un ami.
L'animal disparut sans un bruit après m'avoir reconnu.
La fenêtre. J'y entrai les épaules en biais ; elles frôlaient le cadre de bois. Je posai le pied avec une infinie douceur sur le plancher. Là, il restait une inconnue : grinçait, grinçait pas ? Tout entier dans la chambre, j'avançai lentement vers le coin opposé. Euboulos ronflait. Je ne sentais que son odeur, celle de quelques plantes en pot et de l'huile avec laquelle il se coiffait. Pas de femme, donc, et pas de serviteur.
Le lit.
La poitrine nue se soulevait au rythme de sa respiration. Un drap s'entortillait autour de ses hanches grasses, de ses cuisses, de ses mollets, ne laissant dépasser que les pieds. Ma proie dormait bouche ouverte. Je ramassai un coussin tombé sur le plancher. Il me parut suffisamment épais ; je le posai sur les lèvres molles.
Il y eut une lutte. Les chevilles emmêlées dans le drap. Ma proie était plus lourde, plus grande que moi – Euboulos aurait pu repousser un garçon normal, mais pas moi. Je pressai l'oreiller avec une force surhumaine. Mon cœur ne s'emballa même pas. Tout s'arrêta très vite. Je restai en place, pour être sûr, avant de libérer le visage immobile.
J'attendis.
La bouche resta béante, les yeux exorbités. Je reposai le coussin là où je l'avais pris. C'était fait. Brèche colmatée.
Je repassai par la fenêtre. Je laissai derrière moi le silence. Plus de respiration.
Le chien m'attendait en bas, près du bassin. Je croisai son triste regard. L'avais-je privé d'un maitre aimant ? Je refusai d'y penser. J'avais réglé le problème, accompli ma mission ; sauvé Térês.
N'est-ce pas ?
Je repassai par-dessus le toit, à travers les rues sombres. Melanthea me survolait sans me juger. Elle tuait toutes les nuits, bien d'avantage que moi. Je ne me cherchais pas d'excuses. Je savais ce que j'étais.
Je traversai la ville, puis son halo de tombes, les marais, escaladai la muraille du palais, me faufilai dans les jardins jusqu'à retrouver l'étang aux moustiques. La fenêtre du dortoir des pages était ouverte, mais je contournai le bâtiment pour passer par la grande porte : ce soir, je pouvais prétendre que je m'étais allongé pour prendre l'air dans les jardins, après la fête, et que je m'y étais endormi par erreur. Tout au bout de la rangée : mon lit ; et juste à côté : celui de Térês. Il dormait couché sur le flanc, le visage caressé par les rayons de Selênê.
Je m'allongeai. J'eu du mal à croire que nous n'avions atteint Pella qu'à midi : pour mon cœur, une éternité semblait s'être écoulée.
[1] La Lune

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...