Livre III - Chapitre 17 (3)

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Nous descendions à travers la forêt. Les troncs nous entouraient, colonnes immenses, et le feuillage noir faisait office de ciel. Une clarté terne régnait sur cette parodie de bois – un reflet triste et sans vie de la vallée où j'avais grandi.

Je racontai mon enfance. Je n'en avais jamais parlé à personne. Avant, je la vivais. Ensuite, il y avait eu les prêtresses du Dieu, mais elles m'avaient encouragé à abandonner le passé d'Orestis pour embrasser l'avenir d'Hêphaistion. Ce que j'avais été n'avait aucune valeur pour elle ; mon seul intérêt, c'étaient mes capacités surhumaines. Enfin... enfin, j'avais été Hêphaistion, et Hêphaistion devait être mon visage, ma seule histoire. Orestis aurait dû disparaitre, se fondre dans sa victime, s'y dissoudre en ne gardant dans le cœur que sa loyauté pour les prêtresses.

Alors que je parlais, mes mains avaient repris leur teinte nacrée. Je sentais le poids de mes cheveux longs, attachés en chignon à l'arrière de mon crâne, du même blond froid et pâle que ceux d'Attalos. Cela me donnait l'impression d'être nu ; je peinais à maintenir l'apparence de mon armure. À l'époque, je n'en portais pas.

J'évitais le regard de Philippos. À chaque fois que je croisais le sien, il me dévisageai avec admiration, embarras, ou les deux. Pourtant, je ne lui racontais rien de bien glorieux : juste mes chasses, le quotidien des filles d'Artémis. Il n'y avait rien d'étonnant à abattre son premier sanglier à huit ans ou à étrangler des loups à mains nues quand on venait de la vallée.

— Huit ans ! souffla-t-il. Mais c'est jeune, pour devenir un homme.

— Je ne vois pas le rapport, les filles aussi chassent les sangliers.

— Pas chez moi.

— Chez toi, les hommes sont des crétins dégueulasses, rétorquai-je. Et ils passent leur temps à se plaindre qu'il n'y a que les autres garçons qui les comprennent, alors que si les filles pouvaient chasser et s'entrainer aux armes, comme chez les Skuthoi, elles n'auraient aucun mal à les comprendre.

— Moi, je ne serai pas contre épouser une Amazone du nord, répondit-il avec légèreté. Nous pourrons partir à la guerre ensemble, apprendre à nos filles à monter avec nous, elles pourront m'accompagner au combat et si un homme décide de les épouser de force, elles le castreront pendant la nuit de noce.

Je le laissai étaler devant moi ses rêves d'avenir, tous plus irréalistes les uns que les autres – ils avaient cela en commun qu'ils impliquaient souvent des chevaux et de vivre partout, sauf en Makedonia, dont il me parlait finalement très peu. Le chemin recommença à monter. Oui, il épouserait une Amazone [1], ou peut-être bien personne : Epameinondas, qu'il admirait avec un aveuglement enfantin, ne s'était jamais marié parce qu'il n'avait jamais trouvé l'amour avec une femme, mais il entretenait de longues relations avec des camarades guerriers.

— Se tenir dans la phalange avec son amant, ça, c'est ce qu'il a de plus noble ! Personne ne veut décevoir l'homme qu'il aime. Tu as déjà participé à une bataille ? Tu as quel âge ?

— J'étais à cheval, à l'arrière garde, je n'ai rien fait, répondis-je. Et je déteste la phalange, impossible de bouger comme on veut.

— Mais tu es entouré de tes camarades, c'est rassurant.

Je n'ai pas de camarades, me retins-je de répondre.

À la place, je maugréai :

— Qu'est-ce que tu en sais, toi ? Tu es trop jeune pour la guerre.

— Je me suis entraîné avec les autres pour la danse en arme, pour le festival d'Héraklès. C'était merveilleux. On a fait le cri de guerre, tous en même temps...

Il commença à me raconter et, doucement, le chemin s'incurva vers le fond de la vallée : son arrivée à Thébaï, à treize ans, sa première rencontre avec les généraux Thébains (absolument tous merveilleux, alors qu'ils étaient ses geôliers), l'ennemi juré qu'il s'était fait à la palestre parce qu'il avait insulté son prénom, sa rencontre avec Kleitos et comment il l'avait fait venir dans sa maison, parce que le petit otage, le plus jeune de ceux livré par Makedon, ne se plaisait pas là où on l'avait installé.

Entre les troncs, la forêt s'épaississait. Les fourrés bouchaient la vue et la brume s'insinuait entre les ronces ; on se serait cru à l'heure où pointe l'aube, et le sol forestier craquait sous le pas des bêtes.

— Parle moi de tes chasses, exigea Philippos en se rapprochant de moi.

Il jetait des coups d'œil nerveux tout autour de lui.

— Qu'est-ce qui t'arrive ?

— Rien, répondit-il en rougissant. Ça fait très longtemps que je ne suis pas sorti de la ville, c'est tout.

— Ce sont juste les bruits de la forêt.

Un loup cria, quelque part en haut des pentes du vallon noyé de brume, et Philippos nota que ma forêt avait plus... moins... qu'elle ne ressemblait pas au bois où son frère l'avait emmené.

— C'est parce que le bois près de Pella n'est pas une vrai forêt. Les paysans y mènent leurs chèvres et leurs cochons, ils ramassent tout le bois tombé, les baies et les champignons. Les serviteurs du roi coupent les arbres pour vous faire des chemins. Ça, c'est une forêt, une vraie, secrète et dangereuse, vierge de la main des hommes.

Alors je lui racontai : les bêtes gigantesques qui peuplent les bois reculés d'Artémis, les cerfs colossaux et les aurochs aux cornes d'argent, les panthères et les loups, l'abondance des baies et des racines, des champignons et des noix que nous fournissait la forêt. Nous ignorions la disette, nous ne cultivions pas la terre, nous ne gardions pas de troupeaux ; je me rendis compte, tout en parlant, que nous étions comme des enfants bénis de l'âge d'or. Tout nous venait des offrandes et de ce que la vallée nous proposait, en quantités inespérées par le reste du genre humain. Il n'y a que pour la viande que nous luttions, avec plaisir : le danger nous rappelait la valeur de nos vies.

Le chemin descendait, de plus en plus raide, et se fit si étroit que Philippos marchait derrière moi. J'entendais sa respiration saccadée dans l'air humide et frais ; je l'entendais sursauter quand les colosses de mon enfance mugissaient au loin. Cela m'amusait, un peu, parce que les hommes de Makedonia se targuaient d'être chasseurs, alors que leurs ancêtres avaient presque éradiqué les lions et les panthères, et qu'il ne restait plus que des herbivores féroces pour s'opposer à leurs lances.

Puis, nous atteignîmes la clairière.


[1] Les Amazones de la mythologie sont très probablement des femmes Scythes. Voir le livre Les Amazones d'Adrienne Mayor. Aussi étonnant que cela paraisse, Philippe II de Macédoine a bien eu une fille entrainée au combat, Kynané, qui participa à au moins une guerre avec son père et battit en duel une reine guerrière Illyrienne. Elle mourut au combat, en première ligne de son armée, lors des conflits qui ont succédé à la mort d'Alexandre le Grand. Elle entraina sa fille Adea au combat et celle-ci fut enterrée avec ses armes.


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